Entretien avec Anne-Marie Roviello

Ciné Télé Revue 1/2/2001

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Au moment où Anne-Marie Roviello commente, dans des termes sans équivoque, les dérapages du dossier "Dutroux", une nouvelle affaire, à Nivelle, écorne les certitudes de tous ceux qui refusent d'ouvrir les yeux.

"J'ai parcouru un long chemin périlleux et difficile... Je me sens enfin la force de parler pour que cela ne se passe plus. Il faut que les gens sachent que cette horreur existe ! Pour mois, ces pratiques me paraissent normales, parce que j'avais été initiée alors que j'étais toute petite. Aujourd'hui, je ne sais pas comment j'ai fait pour le supporter... Ce n'est que maintenant que j'ai compris."
Après la révélation de l'affaire de Sainte-Ode (pour rappel: douze inculpations pour viols et violences sur une jeune fille de 14 ans - et l'on vient d'apprendre l'existence de deux autres victimes), la Belgique s'est réveillée, ce lundi, avec de nouveaux relents nauséabonds. La jeune femme s'exprimant ainsi se nomme Sarah. Elle a 21 ans. Fille de gendarme et d'enseignante, elle a été abusée sexuellement depuis l'âge de 5 ans. L'homme à l'origine des horreurs était l'oncle de la petite: "tonton Charles". Pour avoir commis, pendant quinze ans, des viols et des attentats à la pudeur sur six enfants, il a été condamné à quatre ans de prison par la justice nivelloise. Sa peine effectuée, il sort ce 2 février.

Entre-temps les enfants ont grandi. Ils sont maintenant âgés de 15 à 27 ans. Certains ont vécu des séjours en psychiatrie, d'autres ont voulu se suicider. Tous ont été brisés par ce qu'ils ont enduré et restent marqués à vie. Cinq ans après la fin de leurs cauchemars, ils ont surtout réalisé que les vrais dessous de l'affaire ont été occultés : "tonton Charles" n'est pas le seul à avoir abusé d'eux. Dix personnes, au moins, ont profité de leur innocence. Et de leurs corps. Comme Sarah l'a confié à la "D.H.", qui a révélé l'affaire, les enfants étaient la marchandise d'un véritable réseau. L'un de ces réseaux dont on s'obstine, en Belgique, à ne pas vouloir reconnaître l'existence !

Philosophe, chargée de cours associée à l'ULB, Anne-Marie Roviello est l'auteur de nombreuses publications de philosophie, politique et éthique, dont l'ouvrage "Il faut raison garder" (Editions Quorum), traitant de l'affaire Dutroux et consorts. Dès 1996, à la suite des drames qui ont secoué la Belgique, et en particulier après la destitution du juge Connerotte, elle est intervenue en tant que citoyenne dans le grand débat de société qu'ils ont suscité. Puis, elle a fait partie du comité de soutien aux parents de Julie et de Melissa. Un comité de vigilance et d'information. Aujourd'hui, elle s'offusque de voir comment on tente de retarder l'enquête, d'obstruer la voie qui mène à la vérité. Elle a répondu aux questions de "Ciné-Télé-Revue", ignorant que l'actualité mettrait au jour, davantage encore, certaines évidences qu'on refuse d'admettre dans notre pays.

Quelles conclusions tirez-vous à la lumière des derniers évènements qui ont émaillé le dossier " Dutroux "?
Depuis que le juge Langlois a pris la relève de Connerotte, aucune information positive ne nous est plus parvenue qui permette de répondre aux questions essentielles que se posent les parents et les citoyens.

Que sont ces questions?
Qui a enlevé les enfants? Où ont-elles été séquestrées ? Quels abus ont-elles subis? Qui les a infligés? Dans quelles circonstances? Quelles sont les circonstances de leur mort? Ces questions restent toujours sans la moindre réponse. En revanche, le juge Langlois a demandé une contre-expertise médico-légale concernant les deux fillettes déjà enterrées depuis plusieurs années. C'est aberrant et révoltant! Tout comme cette histoire de refus, depuis quatre ans, de faire analyser les milliers de cheveux prélevés dans le véhicule et les caches de Dutroux!

Un nouveau frein bizarre dans cette affaire, selon vous?
Et comment ! Depuis le début, j'ai l'impression que certaines personnes manipulent l'opinion. Même de " grands " quotidiens nationaux reprennent les propos les plus insensés des avocats de Dutroux et consorts sans aucune distance critique, sans aucune interrogation, sans aucun questionnement propre. Ils participent à cette violation constante du bon sens dans ce dossier. Cette presse-là n'est plus le quatrième pouvoir, un renfort à un pouvoir qui dysfonctionne ! Un dossier dans lequel on nous présente les actes et les jugements les plus aberrants comme des évidences, et les exigences les plus élémentaires (l'analyse des cheveux par exemple) comme excessives et déraisonnables.

Vous êtes particulièrement critique à l'encontre du juge Langlois.
Comment ne pas l'être? D'aucuns disent que l'analyse des 6.000 cheveux va coûter des dizaines de millions à la société. Moi, je voudrais savoir combien notre justice a payé cet expert judiciaire de Seraing - qui était tout de même sous la responsabilité de Langlois - pour laisser, durant plusieurs mois, son dossier à l'abandon dans un flat. Je demande aussi à la justice combien le citoyen a payé la " non-enquête " durant un an, après les disparitions de Julie et de Melissa, alors que treize jours après ces faits, le nom de Dutroux était connu et qu'il était même le suspect principal de la gendarmerie.

Le juge Langlois est souvent présenté comme représentatif de l'establishment.


Ce qui ressort de son enquête, c'est, qu'au fond, ses seules références semblent être : " Dutroux l'a dit, Dutroux l'a nié. " Or, on sait que celui-ci dit tout et son contraire. Mais voilà, même avant d'entamer son enquête, le juge Langlois affirmait déjà que Dutroux était un prédateur isolé.
A vrai dire, deux clans s'opposent : ceux qui avancent l'hypothèse de réseaux et ceux qui la nient farouchement.

Les avocats de Dutroux et consorts se scandalisent face à cette première hypothèse. Ils la trouvent farfelue et nuisible, parce qu'elle ne serait pas basée sur des éléments sérieux. Or, il existe une multitude d'indices sérieux et concordants.

Lesquels?

Dutroux et plusieurs co-inculpés impliquent un personnage douteux dans l'affaire. Même l'ex-compagne de ce personnage a affirmé, lors d'un interrogatoire, qu'il était au centre d'un réseau de cassettes à caractère pédophile. Lelièvre affirme que Dutroux aurait dit qu'An et Eefje " étaient pour une commande ". De plus, un indicateur de la police a certifié qu'il lui aurait proposé d'enlever des enfants parce que cela " rapportait gros ". Il y a également des pistes sérieuses qui semblent avoir été abandonnées de manière prématurée.

La Belgique serait donc quasi le seul pays de la planète à échapper aux réseaux…

Depuis que cette affaire a éclaté, des réseaux pédo-criminels ont été démantelés dans tous les autres pays européens. En Belgique où il y a tant d'indices, on trouve que c'est une aberration d'émettre cette simple hypothèse ! Or, cette criminalité organisée est une menace pour nos démocrates. Elle utilise les faiblesses du système judiciaire entre Etats différents. Quand, de plus on saucissonne les différents moments d'une même enquête…

Un exemple pour illustrer vos propos?

On a scindé le dossier enlèvements de celui du trafic de voitures. Or, il y avait une piste sérieuse avec celle de T., le ferrailleur de la région de Charleroi, qui connaissait tous les co-inculpés de Dutroux. La mort de T. ne serait pas accidentelle. Sa femme s'est dit menacée Peu de temps après, elle est également décédée dans d'étranges circonstances. Mais tout cela ne semble pas émouvoir le juge Langlois.

On dit que des personnalités seraient impliquées dans ce type de réseaux. Vieux fantasme?

Je ne vais pas vous citer les noms qui circulent avec insistance, tels ceux qui ont participé à une partouze avec mineurs organisée par le personnage " douteux " dont il est questions ci-avant ou qui gravitent très haut dans certaines sphères. Ces personnalités proviennent de tous les milieux : financier, politique, judiciaire et policier… Il est cependant bien connu que, pour pouvoir fonctionner, la criminalité organisée implique des personnalités dans ces activités.

Des blocages d'enquête seraient organisés?

Le procureur français de Mongolfier (célèbre pour l'affaire Bernard Tapie/OM) a clairement dit que des blocages étaient effectués par des magistrats lorsqu'il s'agissait d'approfondir certaines enquêtes de mœurs " spéciales ". Des hauts magistrats européens insistent d'ailleurs sur la nécessité d'une juridiction européenne commune pour lutter contre cette criminalité organisée.

Malgré ce sombre tableau, gardez-vous l'espoir en des lendemains moins dramatiques et troublants?

A un moment donné, j'ai été désespérée. Mais les choses évoluent en Europe, où, de plus en plus de journalistes ou de simples citoyens, mais aussi des représentants de l'appareil institutionnel, ont pris conscience de la gravité du phénomène de la pédo-criminalité organisée. Il y a une sensibilité nouvelle par rapport à ce phénomène. Il n'est plus considéré comme un fait divers, mais comme un véritable crime contre l'humanité, qui remet en question les fondements mêmes de notre société basée sur les droits de l'homme. Si une société admet ce phénomène, c'est la décadence !

Propos recueillis par Pierre GUELFF