"DESOBEISSANCE CIVILE ET NON-VIOLENCE"
Mémoire de philosophie morale et politique
Auteur : Mathieu Vernerey (maîtrise de philosphie - Lyon3)
Année univesitaire : 1998-1999

III. VIOLENCE ET NON-VIOLENCE EN POLITIQUE

1) Temporalité et vérité de l'action

Le temps comme condition de l'action
(causalité, modalité, finalité)


Le temps est une donnée incontournable de la vie des hommes, a fortiori de la vie des hommes en groupe. Il est à considérer dans son acception la plus large ; il ne s'agit pas de le réduire au seul caractère évolutif des choses. Ainsi même l'éternité n'est pas l'absence du temps mais en est une certaine conception. Il prend dans la réalité de la vie un caractère physique, le mouvement ou l'absence de mouvement, et loin d'être une notion abstraite, il donne aux actions humaines des limites concrètes. L'homme est un être fini dans un monde indéfini si ce n'est par tel ou telle autre conception du temps. "L'avenir de l'humanité n'a rien à apporter à l'existence de l'individu, dont la mort devient le seul avenir certain. (…) De tout temps la certitude de la mort a incité les hommes à instituer un corps politique immortel en puissance. Ainsi la politique était-elle un moyen d'échapper à l'égalité devant la mort par une distinction assurant une mesure d'immortalité"53 . A cela Hannah Arendt ajoute que pour autant "jamais une institution politique ne s'est fondée sur la reconnaissance de l'égalité devant la mort"54 . La politique manifeste un désir de pérennité de l'action humaine en même temps que l'action elle-même s'efforce de modifier le cours des choses c'est-à-dire à marquer une rupture dans le cours habituel des affaires humaines.
Le temps est ce que doit nécessairement considérer l'homme pour agir, et s'il ne devait considérer qu'une chose ce serait celle-ci. Car le temps détermine le rapport de l'homme qui agit avec les conséquences de son action, et à son tour la temporalité de l'action - donc : la causalité - détermine le rapport des moyens et des fins de celui qui agit - la modalité.
L'homme agit en vue d'un résultat ; son action est toujours motivée par une finalité. L'action humaine repose sur un certain rapport au temps et à la vérité. La dimension temporelle d'un acte réside dans le devenir de cet acte et dans le résultat de ses conséquences. Ainsi la vérité est-elle intimement liée à cette conception temporelle de l'action humaine, car elle consiste essentiellement en la finalité d'un acte. Cette vérité est définie par une certaine conception du temps plutôt qu'une autre et qui viendra justifier l'action d'un homme. Quelles qu'en soient les conceptions particulières, le temps et la vérité sont les éléments qui vont déterminer les moyens d'un acte : la violence ou la non-violence.
La brutalité de la violence ne consiste d'ailleurs pas tant en l'intensité de la force dégagée mais en la rapidité et l'impermanence de cette intensité. Ainsi la violence est-elle davantage caractérisée par le temps qu'elle incarne que par l'énergie qu'elle développe. A l'inverse, même si cela n'apparaît pas encore évident, la non-violence, loin d'être passive, est aussi une force active, mais représente un effort inscrit dans la durée. L'énergie de la non-violence, moins visible parce qu'elle s'inscrit dans le long terme, ne représente pas une force moindre que la violence, mais la manière de la développer est cependant différente. Le rapport au temps est prédominant dans le rapport de force entre la violence et la non-violence, car nous avons bien affaire là à des forces qui se confrontent même si elles sont de nature différente. Ces considérations physiques semblent être loin du contexte politique qui nous concerne - Hannah Arendt rappelle cependant que "la force... est... la qualification d'une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux"55 - et pourtant, la référence au temps qu'elles amènent vient déterminer le mode d'action de celui qui agit.
Ce type de considérations, même si elles apparaissent au premier abord peu convaincantes, permettra une fois qu'elles seront devenues plus claires de ne plus avoir à justifier le choix de la violence ou celui de la non-violence par des jugements moraux et d'éviter ainsi cette tentation de la conscience.


L'imprévisibilité de l'action violente face à la contingence

Nous rencontrons, nous dit Hannah Arendt, "un élément d'imprévisibilité totale à l'instant où nous nous approchons du domaine de la violence"56 . Cela n'exclut pas que nous pouvons rencontrer ce caractère d'imprévisibilité dans d'autres secteurs de la vie humaine ou bien même dans la nature. Cependant, non seulement cette caractéristique n'échappe pas à l'action violente mais bien plus encore elle y est incontournable. L'imprévisibilité relative des événements devient totale dans la mesure où, ajoute Hannah Arendt, "un surcroît d'arbitraire est inséparable de la violence"57 . Car les hommes sont incapables de contrôler les conséquences de leurs actions, alors même qu'ils s'efforcent d'y parvenir. L'incapacité de l'homme à contrôler les conséquences de ses actes vient d'abord du fait même de l'impermanence des choses et de leur imprévisibilité inhérente. A cette imprévisibilité naturelle viennent s'ajouter les effets de l'action de l'homme dans la mesure où "l'un des traits marquants de l'action humaine et qu'elle entreprend toujours du nouveau"58 . La capacité d'agir de l'homme est la possibilité de "modifier les faits". Agir revient à agir sur les événements, c'est-à-dire à donner une forme nouvelle à quelque chose qui ne cesse d'en changer. Le surcroît d'arbitraire qui caractérise la violence est que celui qui recourt à la violence croit pouvoir maîtriser le devenir de ce qu'il a entrepris. L'arbitraire ne consiste d'ailleurs pas tant à croire que l'on peut maîtriser les conséquences de ses actes qu'à agir selon cette croyance. Ce qui peut donner cette assurance à l'homme est le moyen de la violence. Car "la violence est instrumentale par sa nature même"59 . Elle a été conçue pour pallier à l'impuissance de l'homme, ce qui est d'autant plus vrai s'agissant de son impuissance à prévoir l'évolution d'une situation nouvelle qu'il a engendrée par le fait de son action. Non que rien ne soit absolument imprévisible, mais la prévision devient problématique du moment où elle est censée fonder toute la réussite d'une action, ce qui est le cas dans la violence. Le résultat d'une action dépend de la justesse de la prévision, et celle-ci doit alors acquérir un caractère de certitude. La prévisibilité dépend alors des moyens techniques dont on dispose pour arraisonner la réalité. La violence étant par nature instrumentale et ses instruments se perfectionnant sans cesse, elle donne l'illusion que les résultats de l'action entreprise dépendent des seuls moyens techniques dont on dispose pour agir. Le recours aux moyens de la violence semble donner à l'homme cette certitude que tout peut lui devenir possible. Dès lors, l'impermanence ambiante semble n'être plus qu'un détail dans l'organisation de la violence. La contingence qui confère à l'impermanence des choses son caractère d'imprévisibilité devient un possible pour celui qui recourt à la violence. Il ne croit plus se trouver en présence d'événements qui pourraient ne pas être, mais en présence d'hypothèses qui pourraient se réaliser. De ce point de vue le fait qu'une chose soit possible dans l'absolu devient probable dans la réalité. Le calcul des probabilités est ce qui donne à l'action violente une pensée stratégique. Le danger de la violence ne consiste pas exclusivement en la destruction qu'elle engendre, mais réside dans le caractère scientifique qu'elle entend donner à ses décisions. Hannah Arendt rappelle à ce sujet que "l'esprit scientifique tire les conséquences de conditions hypothétiquement formulées, sans être en mesure toutefois de vérifier expérimentalement la réalité de leurs hypothèses de départ"60 . Il en est de même dans la violence "où toutes les constructions hypothétiques d'éventualités à venir souffrent de la même faille logique : ce qui est tout d'abord présenté comme une hypothèse de départ devient généralement une réalité qui engendre tout un enchaînement de faits irréels construits de façon similaire, avec cette conséquence que l'on oublie le caractère purement spéculatif de toute la construction"61 . A s'efforcer de prévoir une réalité qui s'y refuse et qui se défile sans cesse, les moyens utilisés dans ce but deviennent en définitive leurs propres fins. L'escalade dans le perfectionnement des instruments de la violence revient, en-dehors de toute analyse psychologique, à ce que la violence engendre toujours la violence. L'escalade de la violence se produit lorsque celle-ci n'est plus limitée par ses fins. En ce sens et en ce sens seulement on pourra dire de la violence qu'elle est irrationnelle, c'est-à-dire, qu'elle n'a plus de logique interne. Hannah Arendt précise que la violence ne saurait être rationnelle que si elle est limitée par les fins qu'elle est censée servir, et pour ce faire, doit se fixer des objectifs à court terme. Ce n'est d'ailleurs pas tant la violence elle-même qui est irrationnelle - elle est au contraire rationnelle de par son caractère instrumental - mais l'usage contre-nature que l'on en fait si on l'utilise en vue d'établir ou de préserver un état durable.

Le mensonge comme violence de la raison

Le mensonge contrairement à ce que l'on pourrait croire s'inscrit dans la logique même de l'action. Mentir revient à agir même s'il n'y a pas la réalisation d'un acte à proprement parler. Comme nous l'avons vu précédemment, le fait d'agir consiste à modifier le cours des événements pour tenter d'en maîtriser le sens. L'action s'inscrit toujours dans la nouveauté, dans le fait nous dit Hannah Arendt "d'entreprendre du nouveau"62. L'homme qui agit se projette dans un avenir qu'il ne connaît pas encore et qu'il imagine nécessairement. Il s'efforce de transformer une réalité donnée pour l'ouvrir sur un devenir différent. L'imagination est le point commun de l'homme d'action et de celui qui ment. "La négation délibérée de la réalité - la capacité de mentir -, et la possibilité de modifier les faits - celle d'agir- sont intimement liées"63, parce que toutes les deux interprètent la contingence des choses, non pas tant comme le fait qu'une chose pourrait ne pas être, mais comme le fait qu'elle pourrait être différente de ce qu'elle est. "La falsification délibérée porte sur une réalité contingente, c'est-à-dire sur une réalité qui n'est pas porteuse d'une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre qu'elle n'est"64 . De la contingence des phénomènes, celui qui recourt au mensonge va tirer une version de la réalité qui aurait pu être, et parce qu'elle l'aurait pu va le devenir au moins pour ceux auxquels elle est destinée. La vérité consisterait ici en une description fidèle de la réalité, c'est-à-dire, en le témoignage d'un fait. Seulement, "pour que les faits soient assurés de trouver durablement place dans le domaine de la vie publique, il leur faut le témoignage du souvenir et la justification de témoins dignes de foi"65. Justement parce qu'il n'existe aucun moyen de vérifier, jusque dans une certaine mesure, la bonne ou la mauvaise foi d'une personne, l'attitude la plus assurée pour le public consistera à s'attacher à la vraisemblance du témoignage plutôt qu'à la sincérité insondable du témoin. La vraisemblance est ce qui est exigé par la raison. Il se peut même que le mensonge soit plus crédible, plus rationnel que la vérité elle-même, car l'impermanence et la contingence des choses n'est pas viable pour la raison. Leur caractère mouvant et imprévisible la déconcerte car ils n'ont pas de logique interne apparente. Ce qui ne présuppose pas qu'il n'en aient pas, mais s'il en ont une, il nous est impossible de la connaître. L'existence du mensonge conforte l'idée de Gandhi selon laquelle l'homme ne peut connaître de vérité qui soit absolue.
Pour le mensonge, peu importe la vérité pourvu que la version qu'il donne de la réalité en ait la couleur. S'il n'est pas de vérité absolue intelligible pour l'homme, rien n'empêche celui-ci de l'inventer, et pour qu'elle ait valeur d'absolu, le mensonge qui la remplace doit valoir pour le plus grand nombre de personnes. "Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre"66. A défaut de pouvoir anticiper sur le devenir de la réalité - que s'efforce pourtant d'arraisonner la violence - le mensonge anticipe sur une réalité humaine apparemment moins insondable, et à défaut d'être tout à fait maîtrisée, tout au moins manipulable : l'opinion publique.
"Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a ce cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu auquel nous n'étions nullement préparés"67.
De la même manière qu'il existe un art de la violence, dans le sens d'une technique et du perfectionnement de ses instruments, le mensonge est un art, celui de la rhétorique. Et de la même manière il doit sans cesse se perfectionner pour continuer de valoir. Le mensonge et la violence sont les instruments d'une raison qui ne parvient pas à se stabiliser dans un monde en perpétuel mouvement.


La non-violence comme vérité de l'impermanence

L'action non-violente ne se distingue pas seulement de l'action violente par le simple fait que les moyens de la violence sont exclus. Une action qui ne serait pas violente ne serait pas nécessairement non-violente. Le principe même de l'action est totalement différent : la non-violence est une problématique de l'action pas seulement de la violence. Ce qui est différent est la conception du rapport aux conséquences de l'acte et par là la logique de l'action elle-même. L'action non-violente ne consiste pas à entreprendre du nouveau dans la perspective de modifier et de maîtriser le cours des événements, mais consiste à réhabiliter dans l'action de l'homme l'impermanence et l'imprévisibilité des choses que celui-ci a pour habitude de vouloir neutraliser de par son action.
La non-violence est dite action non-agissante, ou non-agir - ce vocabulaire est tiré de la philosophie hindoue dont s'inspirait Gandhi - non pas dans le sens où elle serait passive et la violence active, mais dans le sens où elle prescrit une action sans imaginer quelles en pourraient être les conséquences, c'est-à-dire sans recourir à ce qui fait , nous l'avons vu, l'essence même de l'action : l'imagination. Celle-ci permet à l'homme de se projeter dans un avenir qu'il ne connaît pas encore mais dont il s'efforce de connaître les caractéristiques probables. Cet avenir imaginé n'est pas un avenir possible mais un avenir fantasmé, c'est-à-dire tel qu'on voudrait qu'il soit et non tel qu'il pourrait être, autrement, indépendamment de notre volonté.
La non-violence est donc action non-agissante dans le sens où l'on agit sans se projeter dans les conséquences, c'est-à-dire sans s'attacher au résultat de celles-ci. Cette conception de l'action suppose l'effacement du sujet (non-moi), ou du moins du caractère subjectif, dans l'intentionnalité censée diriger et justifier un acte. La non-violence est impossible à "celui qui n'a pas appris à sacrifier sa propriété68 ". Il s'agit de refuser de s'approprier le résultat de son acte avant même d'avoir agi, car l'on en est jamais la cause mais toujours et seulement l'occasion des circonstances qui l'ont produit.
Par ce détachement est limité l'intrusion de l'arbitraire - ou du moins d'un "surcroît d'arbitraire"69 qui est propre à la violence, mais aussi à la conscience - dans les décisions et laisse plus de place à la nécessité elle-même. La non-violence consiste à agir parce qu'il est nécessaire d'agir plutôt que de ne pas le faire. Celui qui réalise une action n'est que l'occasion de celle-ci. Nous avons vu précédemment que ce qui caractérisait les événements était l'impermanence, c'est-à-dire leur caractère mouvant et imprévisible. La contingence des phénomènes l'est du point de vue humain. Dire qu'une chose pourrait ne pas être est un jugement de valeur, constater leur existence est un jugement de fait. C'est dans l'existence de fait que transparaît la nécessité des choses. Nul n'est capable de dire qu'une chose aurait pu ne pas être ou de dire ce qu'elle pourra être,ce qui revient au même. Ce qui importe c'est qu'elle existe au moment où on en parle. C'est en ce sens que Gandhi prétend que "l'homme est incapable de connaître la vérité absolue"70 et que dès lors est exclu l'usage de la violence. Dans la non-violence, celui qui agit privilégie le moment présent, le moment de l'acte, sans se soucier de l'avenir, même si tel résultat est espéré plutôt qu'un autre. Il importe peu de savoir que les choses auraient pu être autrement, mais seulement de savoir qu'elles sont. La non-violence s'inscrit dans cette logique même de l'immanence du temps et les actions qu'elle prescrit participent à l'impermanence des choses sans chercher à s'y opposer en s'efforçant de prévoir leur devenir. Le seul devenir qui existe est celui qui se réalise au moment présent. Jamais l'avenir ne nous précède comme s'efforce de le croire celui qui recourt à la violence ou au mensonge. Celui qui agit de manière non-violente laisse agir les circonstances, il ne se considère lui-même que comme la circonstance d'un acte. Le principe de se détacher des fruits de l'acte ne vaut que si celui qui agit accepte les conséquences de son action quelles qu'elles soient, et ceci est un préalable. C'est une raison supplémentaire qui vient justifier que dans la non-violence sont acceptées la souffrance, la confrontation à la violence, et la sanction - s'agissant de la désobéissance civile - en tant qu'il s'agit là de conséquences. La non-violence est ainsi impossible à "celui qui n'est pas capable de souffrir"71 .
Cependant, en même temps qu'il doit se détacher des fruits de l'acte, l'homme non-violent doit s'en tenir aux objectifs qu'il se fixe et ne pas cesser son action tant que ceux-ci ne sont pas atteints. A l'inverse de l'illusion qui est donnée par la violence, les résultats de la non-violence, eux, ne sont pas assurés et sont encore moins assurés d'être rapides. Dans ce contexte, l'action de l'homme suppose de la patience et de la détermination, et "la patience signifie l'acceptation de la souffrance"72 , celle engendrée par l'impatience.
Si la non-violence s'en remet au temps - les circonstances et l'impermanence - ce n'est pas par résignation ou par impuissance mais par la force des choses et par la "force de l'esprit"73 (la détermination et la patience). Il ne s'agit pas de laisser le temps agir et de ne rien faire, mais d'être l'auteur d'un acte dont seul le temps,par contre, déterminera les conséquences finales. A l'inverse de la violence, la non-violence accepte que la résolution d'un conflit prenne du temps - ce qui est la condition nécessaire pour que les effets de cette résolution soient durable - et si elle se risque à faire une prévision, c'est sur la possibilité de cette résolution pacifique à terme, mais en aucun cas elle ne s'aventurera à en prédire l'échéance.
Plus la non-violence a affaire à la violence - ou plus grande devient la violence -, plus ses chances de réussite semblent diminuer. La non-violence suppose cependant la foi en l'impermanence. Plus la prévision de son échec devient réalité, plus cette prévision a-t-elle elle-même des chances d'être douteuse, car l'impermanence est l'ultime arbitre du devenir. Cette foi en la force de l'impermanence est peut-être la chose la plus déconcertante dans la non-violence, bien plus encore que la volonté d'accepter la souffrance jusqu'à la mort.

2) Violence et légalité

De la vérité du droit à l'esprit des lois


Le temps du droit est celui de la stabilité et de la nécessité. Nous avons vu précédemment que pour valoir le droit doit être infaillible et doit pouvoir répondre à toutes les situations rencontrées. De son point de vue l'inattendu ne peut être considéré comme qu'elle chose de possible ou du moins ne doit pas l'être. La prévision est une condition du droit, et ce qui est imprévisible est amené à le devenir. Ainsi le droit partage-t-il certaines mêmes caractéristiques que la violence et que le mensonge sans pour autant qu'il s'agisse de les confondre. L'action du droit ne consiste d'ailleurs pas tant à prévoir des situations qu'à faire en sorte qu'elles le soient déjà, et que toutes situations aussi nouvelles soient-elles puissent entrer dans un cadre juridique préétabli. Le droit définit une réalité qui à l'inverse de la réalité impermanente des événements doit être stable et, il s'agit là d'un préalable, prévisible. L'imprévu constitue un cadre hors-la-loi, la loi doit justement s'efforcer de le neutraliser en le rendant prévisible. Il en est de même de la contingence, le temps qui régit le droit est celui de la nécessité. Ce n'est pas tant que les choses - nous pouvons parler ici précisément du comportement des hommes - ne peuvent pas être autrement que ce que la loi les fait, mais c'est qu'elles doivent être tels qu'elle les prescrit. La nécessité n'est pas celle qui pourrait être inhérente à la nature, en quel cas nous aurions affaire à une loi naturelle. La loi des hommes ne se fonde pas sur une loi naturelle c'est-à-dire sur un enseignement que pourrait tirer l'homme de la nature ou que celle-ci aurait prévue à son attention. La loi est une invention de l'homme lui-même pour aménager un espace de stabilité, nécessaire à la vie de groupe, dans le flux mouvant et impermanent de la vie. On pourrait considérer l'impermanence comme une loi de la nature mais, comme la loi est faite pour l'homme et que l'impermanence semble à l'inverse le déconcerter, elle ne peut être considérée ainsi. Il n'existe qu'une nécessité de fait dans la nature et il s'agit du fait d'exister et en aucun cas d'une loi qui viendrait ordonner rationnellement les faits et conférer à la nature une intentionnalité dans son mouvement. Bien que Montesquieu, auquel nous allons nous référer, ne s'accorderait pas tout-à-fait sur ce point dans la mesure où il admettait l'existence d'une loi naturelle, celle-ci ne constituait en aucun cas un quelconque fondement au droit positif. Montesquieu était par ailleurs le premier à remettre en question la conception d'un fondement universel à la loi humaine.
La stabilité est une caractéristique du droit, il en est une autre qui consiste en sa validité limitée. Comme le souligne Hannah Arendt la validité du droit n'est pas universelle, "elle est soit limitée sur le plan territorial soit restreinte à une ethnie déterminée"74. Arendt se réfère justement à la théorie de l'esprit des lois chez Montesquieu, lequel selon elle "avait raison d'estimer qu'il existait réellement un esprit des lois, qui varie d'un pays à l'autre et diffère selon les formes de gouvernement"75.
Si nous avons insisté précédemment sur l'absence d'un droit naturel, il s'agissait d'éviter une facilité qui serait de donner à la loi un fondement universel et de lui donner tout simplement un fondement. C'est une question que nous avions déjà abordée s'agissant de la référence à un droit supérieur dans la désobéissance civile, nous retrouvons cette problématique dans le droit lui-même.
L'esprit des lois est l'ordre impermanent des choses, qui rend compte de la diversité et de la particularité des systèmes juridiques que l'on peut rencontrer. Montesquieu distingue dans un gouvernement sa nature de son principe, sa nature étant ce qui le fait être - sa constitution, que ce soit la démocratie, la monarchie ou le despotisme selon la classification de Montesquieu - et son principe, ce qui le fait mouvoir - les passions humaines, à savoir respectivement pour chacune des formes de gouvernement précitées, la vertu politique, l'honneur et la crainte. Montesquieu fait découler l'existence d'un système juridique particulier non pas d'un droit supérieur immuable dont le droit des hommes viendrait tirer son fondement - fondement qui consisterait à justifier et à déterminer la stabilité du droit et la nécessité qui l'habite. Tout au-contraire, la nature du droit dépend d'un facteur impermanent, les passions humaines, et varie selon la diversité et l'évolution de celles-ci. Le principe de la loi est dans ce sens le rapport constant qui existe entre la nature d'un gouvernement et son principe, susceptibles eux de changement. Cette conception de la loi nous permettra de voir plus loin en quoi le principe de la désobéissance civile peut s'inscrire dans ce rapport. Ce qui nous importe pour l'instant est l'apparition de la violence dans la définition de la légalité et dans l'application de la loi, ainsi que le devenir de la désobéissance civile dans un ordre ainsi établi.


Confusion de la violence et de la loi au nom de la vérité


"En l'absence de ces deux caractéristiques - stabilité et validité limitée - lorsque par exemple de prétendues lois de l'histoire sont invoquées par un chef d'État en faveur du maintien d'une légalité qui serait valable pour l'humanité toute entière tout en se modifiant de jour en jour - nous nous trouvons en présence d'un ordre sans lois car un tel ordre peut être maintenu par une organisation et par des moyens de force. Le résultat est que de toute façon l'ensemble de l'appareil gouvernemental tend alors à revêtir un caractère criminel, comme l'ont montré les systèmes totalitaires"76 .

Cet exemple de Hannah Arendt vient illustrer parfaitement le principe de Gandhi selon lequel, seule la vérité absolue permet de justifier la violence et selon lequel encore l'homme ne peut justement pas connaître la vérité absolue. L'universalité de la loi invoquée par un régime totalitaire a ce caractère d'absolu qui fait que le recours à la violence est justifié pour réduire toute forme de dissidence ou de contestation à la loi. Ce qui fait que toute déviance qui serait considérée dans un État de droit comme une délinquance revêt une nature criminelle sous le règne de la violence. Et à ce titre, la désobéissance civile et même la simple expression d'un désaccord deviennent un crime contre l'État.
La violence apparaît lorsque la vérité des faits et la vérité du droit ne correspondent pas ou du moins ne correspondent plus. Elle vient ainsi forcer cette correspondance entre ces deux vérités, qui se réfèrent à deux réalités différentes. L'une imprévisible et impermanente, celle des passions humaines, des opinions et des événements, dans laquelle la nécessité est soit absente soit invisible pour la raison. Et l'autre prévisible et stable, celle du droit, où la nécessité est évidente parce que c'est l'homme lui-même qui l'a introduite.
Il en découle que sous le règne de la violence, ces deux réalités en viennent à se corrompre par la force. La loi devient impermanente et imprévisible, "se modifiant de jour en jour"77. Alors que le comportement des hommes devient uniforme, la diversité et l'individualité deviennent impossibles et il en devient de même de l'opinion comme forme d'expression de cette individualité et de cette diversité. Pour Montesquieu, ce type de régime est durable dans la mesure où il suppose comme principe la crainte, s'agissant du despotisme, et durera aussi longtemps que le peuple sera inspiré par cette crainte.
Cette inadéquation de la vérité du droit et de la vérité des faits peut correspondre à celle susceptible d'apparaître entre la nature et le principe d'un gouvernement. Car si le rapport des choses est une constante en tant qu'il est nécessaire, il est cependant impermanent, toujours enclin à se corrompre. Ainsi "la corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes"78 . Par exemple une démocratie motivée par le principe d'égalité peut se corrompre - changer de nature - si elle devient inspirée par "l'esprit d'inégalité" ou "l'esprit d'égalité extrême"79 , ce qui la conduit à devenir dans le premier cas une aristocratie et dans le second un despotisme. Montesquieu dit d'ailleurs du "principe de gouvernement despotique qu'il se corrompt sans cesse par ce qu'il est corrompu par sa nature"80 . Cependant si la nature d'un gouvernement suppose telle ou telle passion humaine, cela ne suppose pas que ce principe existe nécessairement dans la réalité. C'est en cela que consiste l'activité politique d'un gouvernement : à maintenir, c'est-à-dire pérenniser, des passions qui se corrompent, et ceci nécessairement par le mensonge ou bien en dernier recours par la violence. Dans une certaine mesure, on pourra dire que l'on a la forme de gouvernement que l'on mérite, et même que l'on a le gouvernement que l'on mérite si on ne s'oppose à lui d'aucune manière et à aucun moment.
La violence possède par ailleurs sa philosophie même si elle ne l'a pas attendue pour exister. La raison et la vérité ont chez Hegel un caractère absolu et même totalitaire. Le seul moyen pour la première d'accéder à la seconde réside dans la négation et la confrontation. Il n'est pas surprenant que la loi ait dans son principe même l'idée de la sanction pour garantir l'ordre nécessaire du droit. Cependant, le fait de la désobéissance civile et le principe de l'acceptation de la sanction qui l'accompagne sont possibles parce que la loi ne tire pas en fait son autorité de la menace de la sanction mais de tout autre chose. Celui qui pratique la désobéissance civile et qui s'en tient à la non-violence de sa démarche, au lieu de menacer la loi révèle au-contraire quel est son pouvoir réel, ce que nous allons être maintenant amenés à considérer.


3) Mise en question de la source et de la localisation du pouvoir

Désobéissance civile et révolution


Le fait que la désobéissance soit perçue comme un crime et que l'obéissance apparaisse comme une condition nécessaire pour qu'il y ait un pouvoir et pour que celui-ci puisse être localisé, engendre différents types de considérations. Tout d'abord, que l'obéissance doit être inconditionnelle, et elle consiste dès lors en l'obéissance à un commandement : elle est une obligation. Il est cependant évident que l'on peut toujours choisir d'obéir ou non à une demande. La manière de ne plus en avoir le choix est d'y être contraint et plus précisément encore de s'y sentir soi-même contraint. Pour Hannah Arendt, nous le rappelons, seule la violence est capable d'imposer une obéissance inconditionnelle, si l'on met temporairement entre parenthèses la prétention de la non-violence à refuser de se soumettre à la violence. Il apparaît donc une certaine conception du pouvoir comme étant le fait de commander et d'être obéi. Et la seule manière de s'assurer une obéissance sans conditions est d'avoir recours à la violence. Ce type de considération entraîne une confusion entre le pouvoir et la violence.
Hannah Arendt rappelle que "assimiler le pouvoir à l'organisation de la violence ne peut avoir un sens que si l'on estime, avec Marx, que l'État constitue un instrument d'oppression entre les mains de la classe dominante"81 . Nous sommes là en présence d'une conception oppressive du pouvoir et celui-ci est dès lors défini comme le fait d'imposer sa volonté à l'autre. Il s'inscrit dans un rapport de domination et de soumission, de commandement et d'obéissance.
Dans cette conception matérialiste du pouvoir, il évident que la désobéissance civile n'a pas sa place comme forme de contestation. Il n'est nullement question d'ailleurs de contestation ou de revendication d'un droit. Car dans un cloisonnement aussi significatif de la société en classes, celles des oppresseurs et celles opprimés, des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités, il n'est pas d'autre solution pour celui qui ne se satisfait pas de sa condition - il est à peu près certain que seulement l'une de ces deux classes est dans cette situation - que de penser à un renversement du rapport de force, car il ne s'agit là que d'un rapport de force. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, celui qui fait acte de désobéissance civile ne cherche pas à prendre le pouvoir, ou à le renverser. C'est une des distinctions qui existent d'ailleurs entre la désobéissance civile et la révolution. Il demeure cependant nécessaire de clarifier cette distinction. Celui qui fait acte de désobéissance civile ne cherche pas nécessairement à remettre directement en cause la légitimité des autorités qu'il interpelle, si ce n'est la légitimité de leur décisions plus encore d'ailleurs que leur légalité. Ce n'est pas pour autant qu'il faut dire avec Carl Cohen, auquel se réfère Hannah Arendt, que "celui qui fait acte de désobéissance civile accepte les cadres de l'autorité établie et la légitimité d'ensemble du système juridique, alors que le révolutionnaire les rejette"82. Ce à quoi Arendt a raison de répondre : "Gandhi acceptait-il le cadre de l'autorité établie, constituée alors par la domination coloniale britannique? Respectait-il la légitimité d'ensemble du système juridique de la colonie?"83. Du point de vue de la non-violence, il est vrai que l'obéissance raisonnée, nous l'avons vu, est un préalable à la désobéissance civile. Mais d'un point de vue strictement politique, il est tout aussi clair que Gandhi recherchait l'indépendance de l'Inde. En fait, la réflexion de Carl Cohen s'inscrit dans une conception de la désobéissance civile comme seule volonté d'éprouver la constitutionnalité d'une loi par fidélité au droit, qui ne constitue d'aucune manière un phénomène de désobéissance civile, comme nous avons pu le voir précédemment. Il importe plus de remarquer comme le fait Hannah Arendt que "la désobéissance civile peut être l'indication d'un affaiblissement significatif de l'autorité de la la loi - affaiblissement qui a d'ailleurs de toute autres cause -"84, mais elle n'en est que le symptôme et pas du tout elle-même la cause. Si elle n'a pas pour but ultime de remettre en question la légitimité du pouvoir établi, elle peut être amenée à le faire ou du moins à contraindre celui-ci à révéler lui même son insuffisance ou son absence totale de légitimité. La preuve de cette illégitimité sera pour le pouvoir, nous le verrons, de recourir à la violence, ce qui constitue la seule raison de confondre pouvoir et violence, lorsqu'ils sont effectivement confondus.
Une distinction plus franche de la révolution et de la désobéissance civile est le fait de violence dans le cas de la première et son absence concernant la seconde : "la non-violence est en général considérée comme une autre caractéristique de la désobéissance civile, d'où il résulte que la désobéissance civile n'est pas la révolution"85 . Cette distinction n'est cependant pas une simple distinction de fait. La non-violence n'est pas une "autre" caractéristique de la désobéissance civile, elle en est l'essence même, pour toutes les raisons que l'on a pu voir précédemment. Quant à la violence dans la révolution, elle ne se limite pas à sa caractéristique instrumentale ni même à un état de fait, elle s'inscrit dans la logique révolutionnaire elle-même. Il s'agit de la violence libératrice, qui n'est autre que "le pouvoir dialectique de la négation", utile aussi bien à l'exercice du pouvoir qu'à son renversement.



Pouvoir non-violent et illégitimité de la violence

La désobéissance civile n'est donc pas la volonté de prendre le pouvoir mais seulement d'amener celui-ci à changer de lui-même. Elle ne s'inscrit pas dans un rapport dominés-dominants, de la même manière qu'à travers la non-violence on ne cherche pas à répéter ce rapport en termes de force et de faiblesse. Le problème de la localisation du pouvoir pose avant tout celui de sa source.
Il convient d'éviter la confusion du pouvoir et de la violence comme si celle-ci constituait la source du pouvoir de la même manière que l'on confond l'autorité de la loi avec le principe de dissuasion de la sanction. Cela reviendrait à prétendre que le pouvoir consiste essentiellement à se faire obéir, et à voir dans la violence la seule condition de cette obéissance. Or le pouvoir ne se réduit pas à l'exercice de la violence même s'il peut y avoir recours. Pour Hannah Arendt, "le pouvoir et la violence s'opposent par leur nature même ; lorsque l'un des deux prédomine de façon absolue, l'autre est éliminé"86 . Cela présuppose de distinguer préalablement, comme le fait Arendt, le pouvoir qui est donné par un groupe de personnes parce qu'elles y ont consenti, de la puissance qui est la propriété d'un individu. La puissance ne suppose pas le soutien du peuple ou d'un groupe et désigne elle-seule le fait d'imposer sa volonté à un autre et par là la domination de l'homme sur l'homme. Il s'agit de la supériorité naturelle d'une individualité sur d'autres individualités. Elle devient impuissante elle-même face à un groupe qui représente non plus une puissance supérieure mais le principe même du pouvoir : "la plus puissante individualité pourra toujours être accablée par le nombre"87 . C'est pourquoi la violence est l'attribut même de la puissance, car de par sa nature instrumentale elle permet à la puissance de décupler sa force pour contraindre le plus grand nombre. "Le pouvoir a toujours besoin de s'appuyer sur la force du nombre, tandis que la violence peut s'en passer, dans une certaine mesure, du fait que pour s'imposer elle peut recourir à des instruments"88 .
Le pouvoir est en fait celui du peuple ; il consiste en sa force numérique et en l'unité de cette force. Le pouvoir, lui, ne vaut que tant qu'il est légitime, c'est-à-dire tant qu'il aura le soutien du groupe dont il émane ; il ne s'agit pour autant pas encore là d'obéissance mais seulement de reconnaissance. L'autorité du pouvoir dépend de sa légitimité, et en ce sens la caractéristique essentielle de l'autorité est "que ceux dont l'obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement"89, et c'est précisément cette reconnaissance inconditionnelle qui constitue la légitimité du pouvoir. L'obéissance, elle, n'est jamais inconditionnelle, elle dépend de ce soutien qui peut être retiré à tout moment, mais pas pour n'importe quelle raison. La seule raison possible est que le peuple, ou du moins le groupe, ne se reconnaisse plus à travers le pouvoir et notamment à travers les décisions que celui-ci peut être amené à prendre. Pour le groupe, ne plus se reconnaître dans le pouvoir revient à ne plus reconnaître le pouvoir, c'est-à-dire, à ne plus le reconnaître en tant que tel.
Le recours à la violence est cependant possible au pouvoir lorsqu'il devient illégitime et donc lorsqu'il n'a plus la caractéristique du pouvoir. C'est en ce sens que l'on peut dire que le pouvoir et la violence s'opposent par nature ; le pouvoir suppose la légitimité ce qui n'est pas le cas de la violence : "la violence peut-être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime"90 . En fait, la légitimité est le principe même de la non-violence en tant qu'elle ne laisse aucune place à la nécessité de la violence. Et si Hannah Arendt en vient à dire que "la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence"91 , c'est qu'elles sont toutes les deux un moyen et qu'elles ont une fin identique, celle de pérenniser un pouvoir, à cette différence que les moyens sont différents et qu'ils s'opposent dans leur finalité. Car la non-violence est la caractéristique de la relation d'un pouvoir légitime à sa source - "parler d'un pouvoir non-violent est en fait une tautologie"92 -, alors que la violence est la caractéristique d'une stabilité contre-nature.
Il en découle que la désobéissance civile ne cherche pas à renverser le pouvoir ni à le déstabiliser, mais d'une certaine manière à le restaurer, et donc à se trouver, ou à se retrouver, en présence d'un pouvoir plein de légitimité. La désobéissance civile est juste le moyen de rappeler à un pouvoir où se situe sa source et de lui rappeler qu'il en dépend nécessairement. Une seule manière de le lui rappeler est de désobéir,c'est-à-dire de s'en prendre à ce qui représente son autorité : la loi, laquelle représente le lien de dépendance entre un gouvernement et une population. Ce lien n'est pas à sens unique mais bien à double sens. Il ne s'agit pas pour celui qui pratique la désobéissance civile de prendre en otage le droit, mais bien au contraire de devenir lui-même d'une certaine manière l'otage du droit. Car en désobéissant, ce n'est pas lui-même qu'il expose à la sanction, mais tout au contraire le pouvoir. En acceptant et surtout en recherchant la sanction, il oblige celui-ci à faire violence sur ce qui représente pour lui la source même de son pouvoir : l'opinion, comme source de sa légitimité.
Ainsi,"les moyens de la violence deviennent inutiles quand on n'obéit plus aux ordres, et le facteur décisif n'est plus alors qu'une question d'obéissance au commandement, mais un problème d'opinion"93 , qui revient au fait de donner ou non son accord aux décisions prises par le pouvoir, c'est-à-dire, au fait de lui apporter son soutien ou de le lui retirer. "La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer"94 , c'est bien pourquoi la non-violence est l'essence même de la désobéissance civile.

CONCLUSION

Le point commun de la désobéissance civile et de la non-violence est qu'elles désobéissent à un ordre établi, celui de la loi et celui de la violence lorsqu'ils ne sont pas déjà confondus, et peut-être même plus encore à des idées reçues selon lesquelles la loi et la violence imposent ensemble ou indépendamment l'une de l'autre l'obéissance sans conditions. En acceptant la sanction ou la souffrance issue de la violence comme des conséquences nécessaires de leurs actes, ceux qui pratiquent la désobéissance civile et la non-violence enlèvent à la loi et à la violence leur unique pouvoir de contrainte pour dissuader de désobéir. En acceptant de se confronter à la violence sans lui-même y recourir, celui qui pratique la non-violence renvoie à son adversaire sa propre violence. Car la souffrance qui en découle pour celui qui la subit a un rôle pédagogique pour celui qui l'engendre. La pratique de la non-violence vise à convaincre son adversaire de l'inutilité de la violence comme instrument de contrainte, car son efficacité est annulée par l'acceptation de la souffrance et par le fait de subir la violence sans peur.
Outre le fait que la désobéissance civile ne peut être justifiée que par une action de groupe et par le commun accord de ceux qui décident de désobéir (et ceci est incontournable pour Hannah Arendt) - plus encore que par leur désaccord avec les autorités qu'ils interpellent - seule la non-violence permet de développer, et non d'avoir déjà pour acquis, une justification morale et politique. Le principe du pouvoir réside dans le soutien que lui apporte le groupe dont il émane lui-même, et si le pouvoir a recours à la violence c'est pour compenser son manque de légitimité qui l'offre à la contestation. Dans ce sens, pour Arendt, la caractéristique d'un pouvoir légitime est précisément la non-violence. C'est pourquoi la désobéissance civile n'est pas la volonté de prendre ou de renverser le pouvoir comme il en est question dans la révolution par le biais de la violence. Elle vise au contraire à restaurer le principe du pouvoir lorsqu'il est en danger ou à l'instaurer lorsqu'il fait défaut.

Même en démocratie la désobéissance civile n'est pas impossible, alors même qu'elle semble représenter un danger pour ce qu'on appelle l'État de droit pour la raison qu'elle prescrit de désobéir à la loi. C'est en fait la volonté de justifier la désobéissance civile, ou le simple fait de croire qu'elle est justifiable, qui est dangereux pour le droit ou pour le pouvoir. Car les justifications qu'on lui donne revient à justifier la désobéissance d'un seul individu et par là le principe même de désobéissance.
Nul besoin de se référer à un droit supérieur, tel que les droits de l'homme ou la morale à titre d'exemples, car un tel droit présupposé transcendant n'a pas de fondement. Il ne permet de justifier aucun cas de violation volontaire d'un système juridique particulier et s'il le pouvait, il pourrait aussi justifier toutes et n'importe quelles infractions à la loi, et rendre ainsi possible l'impunité de la délinquance au nom de cette justification comme le rappelle Hannah Arendt. L'appel à un droit supérieur ne saurait justifier un acte de désobéissance civile au-delà du simple fait qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas plus exister pour cette fin. C'est le principe de ce type de justification qui est invalide, car il laisse penser qu'un acte individuel de désobéissance saurait être justifié de la sorte.

De plus, si un tel droit à la désobéissance existait, qu'est-ce qui permettrait de penser qu'un État quelqu'il soit, d'autant plus un État totalitaire, se sentirait obligé de considérer l'autorité de ce droit au-delà du principe de sa propre souveraineté et de son propre système juridique, c'est-à-dire au-delà de l'autorité même des États ?
Le problème du droit de désobéissance est aussi insoluble que celui du droit d'ingérence concernant les États. Ce droit d'ingérence, aucun droit international ne saurait le créer et encore moins le faire respecter. Parlant d'une instance internationale qui aurait ce rôle, Hannah Arendt dit qu'il "est improbable que ce nouvel arbitre apparaisse tant que l'indépendance nationale, à savoir l'absence de toute domination étrangère, sera inséparable de la souveraineté de l'État, c'est-à-dire de la volonté d'exercer dans le domaine international un pouvoir sans limite et sans contrôle"95 .
Le principe de la souveraineté est similaire à "la doctrine du domaine politique"96 qui peut être prétexté par un gouvernement pour ne pas avoir à répondre aux attaques de la désobéissance civile. Ce genre de principe autorise tous les abus du pouvoir au nom d'un intérêt supérieur, il convient donc d'éviter la référence à un principe supérieur, juridique ou moral, s'appliquant à la désobéissance civile, car il peut justifier de même les abus de celui qui désobéit. Il serait plus adapté dans ce cas de recourir à la violence plutôt qu'à la désobéissance car les effets en sont plus immédiats, mais aussi cependant, moins durables.

Les États ne s'ingèrent pas dans les affaires d'un autre État, par "pacifisme", c'est-à-dire par soucis de préserver la paix en évitant la propagation de la violence. Ils leur importe plus de savoir que leurs voisins n'aient pas de vues impérialistes plutôt que de savoir leur population souffrir de leur violence. Une marque de réprobation consisterait tout juste en la rupture des relations diplomatiques afin de ne pas cautionner le régime en place, ce qui constituerait l'équivalent d'une "objection de conscience", rien de plus. En tous les cas, nous avons affaire là à un phénomène de "non-intervention". On voit mal un État s'ingérer dans les affaires d'un État plus puissant ou qui représenterait pour lui-même une certaine menace. A l'inverse, le seul cas d'ingérence possible est celui qui est autorisé de fait par la violence. Cependant l'état de guerre n'est pas pour autant la légalisation de fait du droit d'ingérence, mais tout au contraire la disparition du droit lui-même, et tout au plus l'établissement du droit de la guerre si les parties engagées font le choix individuel de le respecter.
La non-violence appliquée aux États consisterait en un boycott unanime de la part de la communauté internationale à l'égard d'un État qui serait contesté. Mais parce qu'une telle situation est totalement irréaliste, parler de la non-violence des États n'a aucun sens. Car au-delà du simple fait qu'une concertation et un accord commun sur ce sujet est dans la réalité impensable, il faudrait encore que leurs populations respectives leur apportent leur soutien.
Le seul moyen est de les y contraindre, non par la violence et encore moins en s'efforçant de les faire culpabiliser par un appel à la conscience, mais par la désobéissance civile.
Quiconque à l'étranger se constitue civilement ambassadeur de son pays. Et un nombre suffisant de ressortissants de même nationalité se constituent moralement en un corps diplomatique digne de ce nom. Ce sont là les seuls bienfaits du principe de l'État-Nation. Ainsi, en faisant acte de désobéissance civile dans un pays étranger sur lequel on entend amener les feux de l'opinion internationale, on implique indirectement sinon la responsabilité politique des autorités dont on dépend au moins leur responsabilité morale vis-à-vis de l'opinion publique dont ils dépendent eux-mêmes. Ce qui justifie de désobéir dans un autre pays aux autorités locales n'est pas directement le désaccord avec leurs décisions - car celui qui désobéit n'est pas concerné par celles-ci, si ce n'est peut-être moralement, ce qui ne saurait prêter à conséquence - mais le désaccord avec les décisions des autorités dont on dépend civilement de ne pas intervenir diplomatiquement pour demander la cessation d'une situation sur laquelle on attire leur attention. Cela suppose aussi que des citoyens issus du plus grand nombre de pays décident de désobéir de la sorte afin d'impliquer la responsabilité de leur pays respectif. Ce type de désobéissance civile transnationale en devenant internationale, et à cette seule condition, représente une alternative possible aux problèmes irréductibles liés au principe de souveraineté d'un État et à l'impossibilité constitutive du droit d'ingérence.

L'exemple du conflit sino-tibétain n'est pas anodin, pas plus que ne l'est l'émergence de l'idée de désobéissance civile dans ce contexte où est prédominant non seulement la non-intervention de la communauté internationale mais surtout son silence.
La difficulté du projet de désobéissance civile appliquée à la question tibétaine n'est pas tant issue de la violence à laquelle se seraient confrontés ses acteurs, mais bien plus du fait que les Tibétains qui sont à l'origine de cette initiative n'ont pas souhaité internationaliser leur mouvement 97. Il ne s'agit pas tout-à-fait là d'une erreur d'analyse politique, bien que cela soit aussi le cas, mais d'un refus moral : celui de faire subir à d'autres qu'eux-mêmes les conséquences douloureuses d'une telle entreprise, dans la mesure où ils se sentent seuls responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent et qu'ils estiment en conséquence devoir assumer eux-mêmes la responsabilité de résoudre leur problème 98. A l'inverse, le Dalaï Lama a bien compris cette nécessité de se faire reconnaître à travers le monde et de rechercher le soutien international, de la même manière que Gandhi avait lui même fait en sorte d'avoir cette garantie. Rien ne permet cependant de supposer que le Dalaï Lama aurait cautionné un mouvement de désobéissance civile à cette seule condition.
Il est intéressant de rester attentif à l'évolution de la question tibétaine surtout à l'heure où une situation similaire, sans pour autant être identique, devient le foyer d'une tension internationale grandissante. Le cas du Kossovo représente un cas typique d'ingérence. Il ne s'agit pas là de juger moralement cette ingérence ou de prendre parti, mais seulement de voir qu'elle a nécessité le recours à la violence et le fait de se mettre en contradiction avec le droit international tel qu'il défend la souveraineté des États. S'agissant d'intérêts stratégiques, ce sont en fait des valeurs morales qui ont été invoquées telles que les droits de l'homme. Plusieurs autres choses sont ici riches d'enseignements. Tout d'abord, les bombardements involontaires de cibles qui se sont avérées être civiles remet en question la précision des instruments de la violence les plus perfectionnés, qui est censée garantir la prévision de leur efficacité et par là même toute la stratégie prévisionnelle propre à la violence. Le principe idéal de l'infaillibilité instrumentale ne saurait effacer absolument les défaillances humaines, surtout lorsque la défaillance réelle des instruments (dont l'essence est de rendre infaillible une prévision) qui sont le produit de l'homme vient s'y ajouter. Ceci ne constitue pas un paradoxe mais le comble même de la violence.Le prétexte d'une guerre propre pour justifier la violence, non sans un certain cynisme, est fallacieux. La violence engendre nécessairement la souffrance, et ceci est une réalité que l'on en soit choqué ou non. Ensuite, l'attitude de la Chine qui possède son propre "Kossovo" en la place du Tibet a d'abord été seulement de refuser de cautionner l'ingérence en Serbie afin de ne pas avoir à en reconnaître le principe - c'est-à-dire à en donner une certaine forme de légalité - de crainte de justifier en même temps le principe même de l'hypothèse d'une ingérence étrangère dans ses propres affaires intérieures concernant le Tibet par exemple (si l'on peut parler d'affaires intérieures chinoises à ce sujet). Le bombardement de son ambassade à Belgrade l'a ensuite radicalisée dans sa volonté de condamner l'intervention militaire, au-delà d'une simple condamnation morale, mais cette fois-ci pour des raisons beaucoup plus valables. Le cynisme de cette situation révèle que les moyens de la violence, aussi louables puissent être dans l'absolu les raisons d'y avoir recours, prennent le dessus sur les fins qu'ils sont censés servir si on ne se fixe pas des objectifs précis à court terme. Ce n'est pas tant que la violence engendre toujours la violence mais, si elle n'atteint pas rapidement les objectifs qu'elle s'était fixés, elle crée le contexte de sa généralisation. De plus il est assuré que les populations des États intervenants dans le conflit ne soutiendront pas indéfiniment l'attitude adoptée par leurs dirigeants si la situation s'enlise, ce qui ne saurait manquer. Or, pour que les décisions d'un État demeurent légitimes, elles doivent recevoir le soutien du peuple, ce qui est aussi la condition pour qu'il y ait la préservation du pouvoir (que ne saurait par ailleurs assurer pour celui-ci le recours à la violence sans le corrompre lui-même jusqu'à sa destruction).
La désobéissance civile et la non-violence sont assurément moins désastreuses que la violence mais, à l'inverse de celle-ci, elles demandent du courage de la part aussi bien des citoyens qui y ont recours que de la part des États qui doivent y répondre - car, la violence qui est par nature instrumentale représente une protection pour celui qui l'utilise alors que la non-violence expose l'intégrité physique et morale de celui qui y a recours, mais c'est là aussi son principe - ainsi que de la patience, car si la non-violence demeure dans l'absolu le seul moyen de trouver un accord commun entre différentes parties et d'assurer à cet accord une certaine pérennité, le moyen de la non-violence s'inscrit lui-même dans la durée sans pouvoir assurer ni le résultat final de ses conséquences ni leur échéance.

Peut-être verra-t-on un jour le phénomène de désobéissance civile devenir international. Encore faut-il avoir ce souci. Car il faut se méfier, presque par principe, de l'émergence de toutes solutions miraculeuses d'émancipation, dans la mesure où les dérapages violents ne sont jamais totalement impossibles, loin de là, même s'agissant de la désobéissance civile qui suppose pourtant dans son principe même la non-violence. A ce titre, le cas historique du mouvement mené par Gandhi ne peut être tout-à-fait exemplaire, car il a été l'occasion de multiples débordements même si ceux-ci n'ont évidemment pas été voulus. De plus, il est tout aussi possible de voir s'échapper les fins qu'est censé servir la désobéissance civile, car outre la violence que peut engendrer la force d'inertie et les débordements émotionnels d'un mouvement de masse, celui-ci n'est jamais à l'abri d'une récupération et d'une déviation idéologiques.

La désobéissance civile a-t-elle les moyens et un contexte propice aujourd'hui pour devenir le phénomène significatif d'un XXIe siècle désormais imminent ?

Ceci dépend en grande partie de l'émergence ou non d'un tribunal pénal international, qui pourrait enlever dans une certaine mesure à la désobéissance civile sa raison d'être. Ceci suppose avant tout la remise en question du principe de l'État-Nation au profit d'une autre définition du pouvoir que celle qui fait de lui un être bifide. Car à travers le principe de l'État-Nation transparaît une définition erronée du pouvoir dans laquelle celui-ci est confondu avec son opposé. Le pouvoir n'est pas la propriété d'une individualité - qui serait la définition de la puissance selon Hannah Arendt - mais la manifestation de l'existence d'un groupe, qui est elle même l'expression de la volonté d'un certain nombre d'individus de s'unir et d'agir ensemble. S'agissant de souveraineté, nous n'avons en fait jamais affaire à celle d'un État comme entité individuelle mais toujours à celle d'un groupe. En ce sens, l'indépendance nationale ne dépend pas de l'intégrité de l'État mais de la volonté d'un groupe d'être considérée comme une nation.
De plus, parce que le monde actuel s'inscrit désormais dans un ordre international, l'intérêt pour des individus n'est plus de se constituer en une nation. Celle-ci constitue un principe dépassé et qui doit se dépasser. A ce jour, seules les initiatives de citoyens de pays différents de constituer des groupes de pression au-delà des nations et des États - il s'agit là des organisations non-gouvernementales transnationales - représentent un réel progrès dans la redéfinition d'un ordre politique adapté à notre temps. À ceci près que ce qui leur manque, c'est une légitimité politique. Elles peuvent tout au plus avoir, selon des critères encore très stricts, un statut consultatif auprès d'instances politiques internationales.
Il ne suffit pas par ailleurs que les États s'unissent pour que cela constitue une solution aux problèmes posés par la donne internationale ; encore faut-il qu'ils se transcendent. Cet effort de dépassement doit d'ailleurs être précédé par celui des nations elles-mêmes, de la même manière que la nature d'un gouvernement ne change qu'après la transformation de son principe, selon Montesquieu.
Quoiqu'il en soit, où qu'il se situe, le pouvoir est toujours susceptible d'abus, et la seule garantie contre ceux-ci demeure la désobéissance civile. Ainsi, qu'importe sa forme et pourvu qu'elle demeure non-violente selon sa nature même, la désobéissance civile est assurée d'être toujours légitime et de toujours avoir des raisons d'être. Il ne s'agit pas de s'en inquiéter, mais d'en être rassuré.

BIBLIOGRAPHIE

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