Vaincre l'incrédulité
par Bob Snoijink

Le récit de Yolanda donne peut-être l'impression qu'elle a raconté son histoire, imperturbablement , de A à Z, alors qu'au contraire les nombreux entretiens qui constituent la matière de ce livre étaient le comble du chaos. Je me trouvais devant un entremêlement indescriptible d'informations de toutes sortes, où chaque sujet soulevait de nouvelles questions et dont la chronologie était à chaque fois à redéfinir. Le récit à la première personne ne rend pas du tout compte des longs silences de Yolanda, sa détresse, ses chuchotements, les mots répétés afin d'être bien comprise, sa colère, son impuissance, son désespoir si souvent presque tangible, l'odeur soudaine de l'angoisse lorsque des sujets devenaient douloureux, mes propres bégaiements quand ma gorge se nouait. J'étais souvent littéralement paralysé dans mon fauteuil. Cela aurait d'ailleurs semblé suspect si Yolanda avait pu raconter l'histoire de sa vie correctement et dans l'ordre. C'était à moi de le faire. Après plusieurs jours d'entretiens, j'ai assemblé les centaines de morceaux du puzzle monstre de sa vie et je lui ai donné une forme. Dans la mesure du possible., j'ai utilisé son propre langage, et notamment des termes qu'elle avait repris aux innombrables entretiens qu'elle a eus avec les fonctionnaires de la justice, et à la place desquels elle aurait auparavant utilisé d'autres mots.

La terreur que Yolanda décrit est à peine imaginable, ou exprimable, et je me suis régulièrement demandé s'il fallait l'écrire ; en d'autres termes, si cela pouvait servir l'intérêt général. Ma réponse est maintenant indiscutablement oui. Mes discussions avec le professeur Onno Van der Hart - auteur de la postface de ce livre - m'en ont persuadé.

Van der Hart est psychologue, psychothérapeute et spécialisé dans le traitement de victimes d'actes de violence. Pour lui et ses collègues, l'affaire d'Epe n'est pas nouvelle: il rencontre régulièrement les victimes d'actes de violence comparables. En revanche, ce qui est nouveau, c'est que Yolanda a osé surmonter son angoisse en racontant son histoire à la justice et en la divulguant publiquement. Certains patients de Van der Hart et ses collègues sont pris de panique au simple motjustice, il ne faut donc pas s'attendre à ce qu'ils fassent une quelconque démarche auprès de la justice, et encore moins à ce qu'ils cherchent à rendre leur histoire publique. Les menaces dans les cercles sadomaso sont à ce point atroces que la peur des représailles peut dominer toute une vie, parfois jusqu'à des dizaines d'années après l'événement: dans le milieu qu'a fui Yolanda, un mot de trop équivaut à un arrêt de mort.

Elle n'est donc pas une exception, mais elle représente un groupe dans la société qui n'avait auparavant pas droit à la parole. jusqu'à ma première discussion avec Yolanda, je ne me doutais pas le moins du monde - même après trente ans de journalisme - de l'existence d'un tel groupe. Par le biais de son récit, Yolanda espère abattre ce mur d'incrédulité qui entoure ces crimes et qui permet qu'ils se perpétuent. Lorsqu'on demande aux victimes quel est le pire des cauchemars qui les hante, celles-ci répondent souvent sans aucune hésitation : l'angoisse de ne pas être cru. Et c'est précisément cette angoisse qui est exploitée par les auteurs des crimes.

Ce mur du silence ainsi que les particularismes culturels des milieux sadomaso font, selon Van der Hart, " trop souvent" de ces crimes des crimes parfaits: la parole de la victime face à celle du criminel ne constitue pas pour le juge une preuve suffisante. Qui peut témoigner ne peut être considéré que comme complice. C'est donc une chose à éviter. Les méfaits se déroulent la plupart du temps entre quatre murs, les témoins accidentels ne risquant donc pas d'être nombreux. Si un tel témoin existait, celui-ci serait soumis à la même pression. Les nouveaux membres du cercle sont en fait directement impliqués, et l'aspect le plus démoniaque est que les coupables de ces crimes s'arrangent pour que les victimes elles-mêmes prennent activement part aux crimes.

Le milieu de ceux qui s'adonnent au sadomasochisme est complètement hermétique au monde extérieur - même dans les prisons, ceux-ci jouissent d'un statut d'exception parce que les malfaiteurs "normaux" ne veulent pas en entendre parler - et toute infiltration est totalement exclue car on reconnaît tout de suite qui est de la même race et qui ne l'est pas. L'affaire d'Epe comporte donc tous les ingrédients des mauvais films qui font frémir d'horreur et que chacun connaît: films où la victime ne peut même pas compter sur l'aide des autorités parce qu'un grand nombre de ces personnes se révèlent elles-mêmes être impliquées dans l'affaire. La différence est que, dans de tels films, il y a toujours un héros astucieux qui sauve la victime ; dans le scénario d'Epe par contre, Yolanda a dû elle-même jouer ce rôle.

Ce livre sert aussi l'intérêt général d'un autre point de vue. Depuis l'année dernière, le débat concernant les sévices sur des enfants a été entériné à un niveau officiel avec la création par le secrétaire d'État Kosto d'une commission sous la direction du procureur général. Celle-ci traite d'affaires analogues à celle de Yolanda. Son histoire porte ce débat au grand jour. Où que j'aille, les conversations s'enflamment avant même que le livre ne soit publié. Et dans ces discussions, on aborde les questions que Van der Hart aborde très clairement dans sa postface :

- Les auteurs de ces délits sont souvent - partout dans le monde - des personnes ordinaires, honorables même aux yeux de leur entourage.

- Nous avons du mal à croire à leurs crimes et nous sommes gênés : de telles choses peuvent se passer dans les Balkans, mais pas dans une petite communauté bien-pensante des bords de la Veluwe.

- Cette attitude est comparable au Wir haben es nicht gewusst "(Nous n'étions pas au courant ") des Allemands après la Seconde Guerre mondiale.

- C'est, entre autres, pour cela que la communauté d'Epe à Elburg n'est jamais intervenue.

- C'est pourquoi non seulement les coupables mais aussi ceux qui n'ont pas osé lever le petit doigt dans l'histoire de Yolanda pousseraient un soupir de soulagement si Yolanda était considérée comme une simple mythomane.

- C'est à cause de cela aussi que les coupables ont les mains libres : ils savent maintenant qu'ils n'ont qu'à nier pour échapper à une quelconque sanction.

- Et ainsi, les compagnons d'infortune de Yolanda qui sont sur le point de faire une déposition y renoncent.

Les victimes sont doublement punies parce que la société les agresse en les considérant comme des fabulateurs. Si ce qu'il y a d'invraisemblable dans ce livre n'était qu'un produit de l'imagination, Yolanda serait une menteuse pathologique. L'expertise, l'année dernière, d'un psychologue clinicien a démontré que son récit est "vrai et vécu" et qu'elle ne donne pas l'impression de délirer; l'examen psychologique a prouvé par la suite qu'elle est exceptionnellement intelligente. Des adversaires pourraient utiliser ce dernier point contre elle, mais en ce qui me concerne., Yolanda est aussi trop intelligente pour fabriquer un tel mensonge. je sais de première main que les enquêteurs, souvent et avec insistance, lui ont conseillé de ne pas combler les lacunes de sa mémoire par la fiction. je sais aussi que, lors de nos conversations, c'était presque une obsession pour elle de révéler les faits avec exactitude. Que sa notion du temps selon le même examen psychologique soit juste et que donc elle ne puisse pas situer tous les faits de son passe ans un ordre chronologique exact, voilà qui plaide plutôt pour elle que contre elle. je ne voudrais vraisemblablement plus me souvenir de rien s'il m'était arrivé ne fût-ce qu'un dixième de ce qu'elle décrit.

Yolanda, une mythomane ? Lors de notre dernière conversation, le professeur Van der Hart a été d'accord pour dire qu'il n'est pas nécessaire de faire pression sur un malade mythomane pour pouvoir comprendre ses élucubrations: il les explicite de lui-même. Si, tel un enquêteur persévérant, je ne m'étais pas comporté en ami à qui on peut faire confiance, si je n'avais pas consacré la plus grande partie de mon temps libre et travaillé avec minutie un an et demi durant pour examiner un à un les actes les plus graves commis envers Yolanda, ce livre n'aurait pas été écrit, et elle ajoute elle-même qu'elle n'existerait plus non plus.

Ce livre est utile : peut-être l'influence de la pornographie doit-elle être occultée ? Depuis sa plus tendre enfance, Yolanda est la victime d'idées malfaisantes puisées essentiellement dans des "petits livres" et des films "que l'on ne peut pas louer dans les vidéothèques normales" et qui ont été étudiés comme "un mode d'emploi pour un appareil, et cet appareil, c'était moi". Yolanda raconte son histoire d'abord pour ses compagnons d'infortune, dans l'espoir qu'ils auront le courage de dénoncer les méfaits dont ils sont les victimes malgré l'incrédulité. "Je m'en tiens à ma propre histoire, parce qu'on me prend déjà suffisamment pour une mythomane, mais si les victimes font une déposition, elles peuvent compter sur moi."

Il faut qu'aucun malentendu ne subsiste: Yolanda n'est pas une pauvre malheureuse et si quelque chose la "fait sortir de ses gonds" c'est que c'est ainsi, il s'agit de le prendre tel quel. J'ai même ri avec elle et pas seulement nerveusement - ce qui est bien sûr aussi arrivé. Ses tortionnaires n'ont pas détruit son sens de l'humour. Dans mon propre journal il est écrit :

Ses enfants ont finalement été son salut. Après tant d'années de mauvais traitements et d'abus de sa personne, comme d'une vulgaire poupée sans volonté propre, il faut qu'un instinct se soit réveillé qui lui ait donné la force de fuir. Pour détourner quelque peu notre conversation, j'ai fait une remarque et j'ai raconté une histoire de poules: Une poule stupide et servile se faisait constamment couillonner par un coq. Elle le suivait comme une esclave tandis que celui-ci lui donnait des coups de bec et la repoussait pour se garder les meilleurs morceaux. Mais lorsqu'il y a eu des poussins, elle s'est transformée en une furie, dès qu'elle pensait sa progéniture menacée. Elle a alors repoussé le coq pour se garder les meilleurs morceaux.

Pendant quelques instants le regard de Yolanda m'a fixé, glacial. C'est fou ce que son regard peut de temps à autre être totalementprivé d'expression.

Elle a fini par dire : " Tu trouves donc que je ne suis qu'une poule servile et stupide ? "

Déconcerté, je lui ai répondu : " Comment puis-je me tirer d'affaire ? "

Mais elle a éclaté de rire.

" Nom de Dieu, tu as raison : pendant toutes ces années je n'ai été qu'une poule stupide et servile et soudain je suis devenue une mère courageuse... comment as-tu pensé à cela? "

Après de nombreuses discussions, un sentiment m'est revenu qui m'avait assailli une première fois dans un cimetière, au milieu de la forêt vierge en Thaïllande. Durant la guerre, des milliers de soldats, prisonniers des japonais, sont morts là en travaillant au chemin de fer de Birmanie. Sous la chaleur accablante, j'ai éprouvé un profond respect pour l'indestructible dignité humaine et les ressources mystérieuses dont l'individu de toute évidence dispose : un oncle qui m'est très cher a survécu à ces cinq années. Ces ressources et cette dignité transparaissent de manière encore plus déconcertante dans le récit de Yolanda.

Son enfer a duré quatre fois plus longtemps que celui de, mon oncle et elle a dû l'endurer sans compagnon de misère. Ce livre est le résultat de centaines d'heures d'entretien avec Yolanda. Je ne peux cependant toujours pas m'imaginer les atrocités qu'elle a vécues. Ceux qui les ont réellement vécues et les survivants des camps de concentration sont vraisemblablement les seuls qui puissent l'imaginer.

Décembre 1993


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