INTRODUCTION
En 1995 émerge le projet d'un mouvement de désobéissance civile - à l'instar
de celui qui fut mené par Gandhi et qui participa, sans pour autant en
être la cause réelle, à l'indépendance de l'Inde vis-à-vis de l'Angleterre
- s'appliquant cette fois-ci à la lutte du peuple tibétain dans le contexte
de l'occupation coloniale chinoise actuel. L'initiative de ce projet1,
même s'il semble a priori paradoxalement ne pas avoir eu beaucoup d'échos
auprès des Tibétains eux-mêmes, a suscité à la fois une certaine perplexité
et une certaine admiration dans les milieux de soutien occidentaux. Le
silence des Tibétains est en fait issu d'un malaise à parler de ce sujet
car, outre la divergence de la ligne politique de ce projet avec la ligne
officielle des autorités tibétaines en exil, le caractère non-violent
de l'application dans les faits d'une telle entreprise pouvait être sérieusement
discuté. Ce malaise provenait aussi en grande part du fait que le Dalaï
Lama, garant moral de l'unité du peuple tibétain et de la nature non-violente
de son combat, n'avait justement donné aucun aval explicite à cette entreprise,
ne garantissant ainsi pas son caractère de non-violence aux yeux d'une
majorité, silencieuse, de Tibétains. La réserve du Dalaï Lama, ainsi que
la perplexité suscitée en occident, sont assurément inspirées du même
type de considérations que pouvait porter Hannah Arendt à l'égard du mouvement
de Gandhi : la Chine à laquelle ont affaire les Tibétains n'est pas "l'Angleterre"
de Gandhi, mais ressemble bien plus dans son rapport à la violence à "la
Russie de Staline, l'Allemagne de Hitler ou même le Japon d'avant-guerre"2
. Il en découle une difficulté de taille.
Peut-on désobéir à un État qui a recourt à la violence pour dissuader
de désobéir?
Peut-être le Dalaï Lama était-il gêné par le caractère illégal de la désobéissance
civile - qui permettrait au régime chinois d'en prétexter le caractère
criminel et d'en justifier ainsi la répression, ou encore, d'en prétexter
la nature terroriste pour justifier de ne pas dialoguer avec les autorités
tibétaines en exil - par la certitude en tous les cas des représailles
chinoises aussi bien sur ceux qui en feraient actes que sur le peuple
tibétain lui-même, ou bien encore par le même type de considération qui
amena Hannah Arendt à dire que la volonté de se sacrifier soi-même est
"une forme de fanatisme uniquement tendue vers son objectif, qui est en
général le fait d'excentriques et de toute façon a pour effet de rendre
impossible une discussion rationnelle des données du problème".
Le caractère illégal de la désobéissance civile semble souvent marquer
les esprits de ceux qui se soucient avant tout de la moralité d'un acte
ou qui se cachent derrière ce prétexte pour d'autres raisons. C'est pourquoi
on dira de la désobéissance civile qu'elle constitue ou bien un crime
ou bien un acte de conscience. On sera tenté alors de se référer à la
conscience civique pour l'accabler ou au contraire pour la justifier.
Il est pourtant une autre manière de poser la question de la justification
de la désobéissance civile.
La non-violence permet-elle de justifier l'infraction
à la loi dans la désobéissance civile?
Il convient d'éviter de donner un contenu moral à la non-violence, et
de la considérer au contraire froidement comme un moyen au même titre
que la violence. Il est d'ailleurs très instructif de demander à quelqu'un
d'attentif à la voix de sa conscience de considérer que la non-violence
peut être beaucoup plus violente qu'il ne le pense et qu'elle peut même
s'avérer sous certains aspects plus terrifiante que la violence elle-même.
C'est du moins ce que nous serons amenés à considérer à travers son application
dans la désobéissance civile et à travers sa confrontation à la violence.
A travers la violation de la loi d'un État, la désobéissance civile semble
représenter pour celui-ci une affaire de politique intérieure et relever
ainsi de ce qui fonde par ailleurs sa souveraineté. Or, c'est précisément
la souveraineté de l'Angleterre sur les Indes qui était contestée par
Gandhi, de la même manière que les Tibétains qui projetèrent de désobéir
à la domination chinoise contestaient la souveraineté de la Chine sur
le Tibet. Il en découle que la désobéissance civile peut être amenée à
remettre en question ce qui fonde le principe de la souveraineté d'un
État. D'où il apparaît cette dernière question à laquelle nous répondrons
en conclusion de ce travail :
La désobéissance civile peut-elle devenir un phénomène international,
en quel cas, quelles en sont les conditions et quel en est le but ?
Nous nous référerons essentiellement à trois écrits tardifs de Hannah
Arendt sur la violence et la désobéissance civile ("Sur la violence",
1969 - "La désobéissance civile", 1971 - "Du mensonge en politique", 1972),
ainsi qu'à des écrits et des discours de Gandhi, datés de 1920 à 1946,
dans lesquels il décrit la théorie de la non-violence appliquée à l'action
politique afin de justifier son application au regard aussi bien de ses
détracteurs que de ses partisans.
1. Nous nous demanderons d'abord si la désobéissance civile est justifiable
et de quelle manière elle peut l'être - que ce soit par la référence au
droit qui est enfreint, par la référence à un droit supérieur ou par la
référence à la conscience - après avoir déterminé en quoi consiste l'illégalité
de la désobéissance civile du point de vue du droit et du point de vue
de celui qui en fait acte. Il s'agira de définir ce que sont un acte politique,
un acte civique et un acte incivil, et de savoir où se situe précisément
la désobéissance civile.
2. Nous verrons ensuite en quoi consiste la non-violence lorsqu'elle propose
de désobéir à un pouvoir malgré la violence, potentielle ou en actes,
dont celui-ci peut faire preuve. Nous serons amenés dans ce sens à analyser
d'autres phénomènes de contestation que la désobéissance civile, tels
que la résistance passive ou la non-coopération. La complexité de la non-violence
réside dans la diversité des manières et des raisons de ne pas avoir recours
à la violence, et donc dans la diversité des formes de la non-violence,
telles que le pacifisme ou l'objection de conscience. Il s'agira de ne
pas se méprendre sur ce que représente et implique réellement la non-violence.
3. Nous verrons enfin que des différentes caractéristiques de l'action
(sa temporalité, sa finalité, sa modalité) dépend le choix entre la violence
et la non-violence. Nous verrons aussi que ces trois catégories s'appliquent
aussi à la loi, et dans quelle mesure. De ces considérations sur le droit
et sur l'action dépendra aussi la définition du pouvoir, sa localisation
et sa source. Nous verrons que la désobéissance civile s'inscrit dans
le rapport du pouvoir et de l'absence du pouvoir, lui-même inscrit dans
un rapport de la violence et de la non-violence.
I. DÉSOBÉISSANCE CIVILE
ET LÉGALITÉ
1) Désobéissance civile : délinquance ou acte
politique ?
La désobéissance civile comme activité de groupe
La désobéissance civile est perçue à tort comme désobéissance à la loi
si l'on considère que c'est là sa seule finalité. On la réduit souvent
à cela dans la mesure où son mode d'action consiste effectivement en une
infraction à la loi, et l'on en retient dès lors uniquement le caractère
d'illégalité. L'attention est monopolisée par ce seul fait car toute désobéissance
à la loi est assimilée à une activité de nature criminelle et aussitôt
répréhensible parce qu'elle représente un danger pour la société. Dans
ce sens Hannah Arendt rappelle que "d'un point de vue juridique, celui
qui fait acte de désobéissance civile viole la loi tout aussi bien que
le délinquant de droit commun ; et il est compréhensible que le public
en général, et plus particulièrement les juristes, considèrent que la
désobéissance civile, précisément du fait de son caractère public, est
au fond d'une nature criminelle"3 . Le caractère public de l'infraction
à la loi semble jouer en défaveur de la désobéissance civile, alors que
cela constitue son essence même en tant qu'acte politique. D'une part,
il offre la désobéissance civile au jugement imparfait d'une opinion publique
mal informée, et d'autre part, il donne l'impression qu'elle consiste
en une incitation à la désobéissance généralisée et donc à la criminalité.
Or, le caractère public de la violation de la loi, nous le verrons, distingue
justement la désobéissance civile de la délinquance de droit commun. Les
motivations que l'on suppose instinctivement à celui qui pratique la désobéissance
civile, parce qu'il désobéit à la loi, font perdre de vue quelles peuvent
être les motivations réelles de son acte.
La désobéissance dans la désobéissance civile est de nature indirecte,
c'est-à-dire qu'elle ne constitue que de manière occasionnelle un phénomène
de désobéissance à la loi. Cela ne sous-entend pas que l'infraction à
la loi constitue un phénomène occasionnel dans la désobéissance civile,
mais qu'elle est l'occasion de désobéir à autre chose que la loi elle-même.
Celle-ci ne constitue pas la cible visée dans le principe de désobéissance.
Ce qui est visé, ce sont les décisions des autorités d'un État ; et la
désobéissance civile est l'expression d'un désaccord avec celles-ci.
De par le caractère indirect de la désobéissance civile, la question de
savoir si la loi qui est enfreinte est mise en cause par celui qui désobéit
importe peu. Non pas que cela ne puisse pas être le cas, mais le fait
de le savoir n'apporte pas un élément nécessaire à la compréhension du
phénomène. Ce qui nous intéresse est bien plus la manière d'agir de celui
qui fait acte de désobéissance civile plutôt que ses raisons, car elle
nous apprend beaucoup plus de choses sur la nature de ces dernières que
si nous nous contentions de les interroger directement.
La nature indirecte de la désobéissance civile suppose nécessairement
une action de groupe, sans quoi elle ne serait pas significative. Hannah
Arendt prend l'exemple des "Freedom Riders" aux États-Unis qui étaient
membres de groupes de libéraux du Nord et se rendaient dans les États
du Sud pour lutter contre la ségrégation raciale. Leur action consistait
en la violation de règles de circulation ; l'objet de leur délit ne correspondait
pas à l'objet de leur revendication. En désobéissant à une loi en particulier,
ceux-ci entendaient désobéir aux autorités avec lesquelles ils se trouvaient
en désaccord. La loi enfreinte, même si elle ne semble en rien correspondre
à l'objet de la revendication, représente une désobéissance, non pas même
à la loi en général, c'est-à-dire à la loi pour elle même, mais pour la
relation que celle-ci établit entre un peuple et son gouvernement ; ce
qui revient à une désobéissance au pouvoir lui-même. Il pourrait s'agir
dès lors de n'importe quelle loi.
Quoiqu'il en soit, la nature indirecte de la désobéissance civile suppose
nécessairement une action de groupe, et Hannah Arendt le fait remarquer,
"on voit mal un individu isolé entreprendre de violer les règles de la
circulation"4. La désobéissance civile consiste en une action organisée,
et si la crédibilité de cette action nécessite qu'un certain nombre de
personnes y participe, ce n'est pas seulement pour rassembler une force
numérique et constituer une force d'opinion, mais aussi parce que dans
l'organisation de cette action sont définis des rôles qu'un seul individu
ne peut tenir. Les initiatives d'individus isolés, même si elles se répétaient
par concours de circonstance, ne sauraient prêter à conséquence. Seule
l'action organisée et distributive d'un groupe demeure capable d'inquiéter
les autorités d'un pays.
Quels que soient les mobiles de celui qui désobéit, il ne s'agit que d'une
opinion. La désobéissance civile dépend de la valeur de cette opinion
et précisément de sa valeur politique, et non pas de l'opinion elle-même.
Valeur politique de l'opinion
Si la désobéissance civile est la manifestation d'un désaccord avec les
décisions prises par les autorités d'un État, elle est avant tout l'expression
d'une opinion, une opinion différente de celle qui aura poussé les mêmes
autorités à prendre telle ou telle décision. Mais cette opinion n'est
pas celle d'un seul individu ; elle est le fruit d'une réflexion de groupe,
ou si elle est issue de la réflexion d'un seul, elle doit recevoir l'aval,
c'est-à-dire l'accord, d'un plus grand nombre de personnes pour valoir.
Ceux qui pratiquent la désobéissance civile "constituent en fait des minorités
organisées unies par des décisions communes (...). Leur action concertée
procède de leur commun accord, et c'est cet accord qui confère à leurs
opinions une certaine valeur"5. Plus que le désaccord avec les autorités,
le commun accord est ce qui donne sa raison d'être à la désobéissance
civile. Une opinion prend une valeur politique du moment où elle fédère
des individus et qu'elle est capable de se constituer en contre-pouvoir,
c'est-à-dire, à rappeler ses limites au pouvoir établi, à les établir
s'il n'en avait pas, ou si celles qu'il possédait ne correspondaient plus
à celles que lui avait donné ou que lui avait laissé prendre le peuple,
ce qui revient au même. La désobéissance civile suppose une action de
groupe mais avant tout une opinion concertée, valable pour plus d'une
seule personne. S'il s'agit bien là de minorités, l'union de ceux qui
en font partie réside aussi dans leur "volonté de s'opposer à la politique
gouvernementale, même s'ils peuvent estimer que cette politique a le soutien
de la majorité"6. Les décisions d'un gouvernement peuvent être contestées,
mais elles demeurent légitimes si personne ne se donne les moyens non
seulement d'exprimer son désaccord mais bien plus encore de faire en sorte
qu'il soit entendu et pris en compte dans les décisions finales. "Celui
qui sait pouvoir refuser son accord sait également que, d'une certaine
façon, il consent lorsqu'il s'abstient d'exprimer son désaccord"7, ce
qui fait que, s'agissant de la désobéissance civile, "nous avons affaire
en fait à des minorités organisées qui s'opposent à des majorités présumées
passives"8. Ce à quoi Hannah Arendt rajoute que celles-ci "ne sont pas
pour autant silencieuses"9, c'est-à-dire qu'elles sont capables elles
aussi à leur tour de faire entendre leur voix et de sortir de leur passivité,
pourvu qu'elles y soient incitées. Elles ne sont pas silencieuses, ce
qui ne veut pas dire que leurs voix soient unifiées : le bruit, s'il n'est
pas le silence, n'est pas encore la parole audible d'une seule et même
voix. L'opinion publique - sous-entendu l'opinion majoritaire, et pas
nécessairement celle de la majorité - a un poids certain sur les décisions
des autorités, même si elle n'y participe pas directement. Ainsi, parmi
ses objectifs, celui qui pratique la désobéissance civile a-t-il toujours
pour but d'interpeller l'opinion publique.
Dans une démocratie, on veut que le pouvoir appartienne au peuple et qu'il
consiste en le pouvoir de la majorité. Peut-être s'agit-il là d'un voeu
pieu et en tous les cas d'une erreur d'interprétation. Ainsi, la possibilité
d'exprimer son désaccord, ou bien son accord, est semble-t-il autorisé
seulement une fois à chaque renouvellement de mandat pour un élu. Il apparaît
tout de même un peu étrange que l'exercice du pouvoir pour un peuple consiste
à exprimer son opinion individuellement dans la solitude et l'anonymat
de l'isoloir et que l'expression de cette opinion se réduise en fait à
s'accorder à l'opinion de tel ou tel parti politique. Le principe de la
démocratie réside bien plus dans le droit d'association que dans le droit
d'expression ou dans le droit de vote. Car ces deux derniers, mêmes s'ils
sont nécessaires à la vie de la démocratie, sont insuffisants pour que
celle-ci soit garantie des abus du pouvoir. Il ne s'agit que de droits
individuels et l'individu seul ne peut rien. De plus, "c'est précisément
la valeur de ce droit de vote, de l'élection libre au suffrage universel,
qui, en tant que fondement d'une démocratie et des libertés publiques,
est contestée"10 à travers le phénomène de désobéissance civile. Comme
si, précise Hannah Arendt, vivant dans une démocratie, nous devions obéir
parce que nous avons le droit de vote. "Nombreux sont ceux qui résonnent
comme s'il existait un contrat social, ou un quelconque fondement similaire
justifiant l'obligation politique de se conformer à la volonté de la majorité"11.
L'essence de la démocratie réside beaucoup moins dans le pouvoir de la
majorité - qui est bien plus la justification fallacieuse d'un régime
totalitaire - que dans le contre-pouvoir constitué par les minorités.
Gandhi ira même jusqu'à dire à ce sujet que "croire que les actes d'une
majorité lient une minorité est une superstition impie"12 .
Les regroupements d'individus en association permettent déjà à des citoyens
de faire entendre leur voix et si la constitution le permet d'être consulté
par le pouvoir. Mais ce type de regroupement ne permet pas de participer
aux décisions, tout au plus d'influer sur celles-ci lorsque ce groupement
devient un groupe de pression influent. La désobéissance civile apparaît
lorsque tous les moyens légaux - c'est-à-dire, les droits dont on dispose
- ont été utilisés et qu'ils n'ont été suivis d'aucun effet sur les décisions
des autorités. Il est fréquent qu'elle soit perçue comme un danger pour
la démocratie et pour ce qu'on appelle l'État de droit. Loin d'être un
danger pour celui-ci, elle constitue en fait un sursaut de la conscience
civique et l'ultime recours d'un appel au droit lorsque celui-ci vacille.
Mais il ne faut pas se méprendre à ce sujet, cela n'est en aucun cas une
justification de la désobéissance civile. Ce qui devrait être encourageant
pour le droit, c'est que des individus se soient réunis pour lui désobéir,
mais en aucun cas qu'un individu seul puisse être convaincu qu'il est
dans son droit de désobéir pour faire lui-même justice. Le seul danger
est celui-ci et ce que nous allons voir maintenant, c'est que c'est le
droit lui-même qui favorise et même encourage ce type d'interprétation.
(Dans un État de droit, il en est de même dans les régimes totalitaires
et autres dictatures, la désobéissance civile apparaît comme une incitation
à la désobéissance généralisée. Or il n'en est rien, la désobéissance
civile est quelque chose de très particulier et même de très contraignant
pour celui qui la pratique. Son application à grande échelle est non seulement
difficile mais n'est en plus pas nécessaire. Nous le verrons, Gandhi distinguera
le fait de ne pas obéir - la "non-coopération"13 - et le fait de désobéir
- la désobéissance civile. A son sens, seule la non-coopération peut être
considérée facilement comme une activité de masse, ce qui est moins évident
concernant la désobéissance civile. Nous serons amenés à revenir sur ce
sujet.
Quoiqu'il en soit, pour Hannah Arendt, même si la désobéissance civile
peut apparaître de nature criminelle, "les preuves qui pourraient montrer
que des actes de désobéissance civile ont tendance à conduire à la criminalité
ne sont pas insuffisantes : elles font totalement défaut"14 . Les considérations
sur le droit qui vont suivre permettront d'amener des réflexions de Hannah
Arendt inspirées par un colloque de juristes ("le droit est-il mort",
barreau de New-York, printemps 1970)15 durant lequel ceux-ci, s'efforçant
de concilier le droit et la désobéissance civile, en viennent en fait
à démontrer sans le vouloir ce que la désobéissance civile n'est pas).
2) L'individu : une détermination juridique
Confusion délinquance-désobéissance civile,
du point de vue du droit
Les systèmes juridiques règlent notre existence dans le monde et nos rapports
avec nos semblables ; ils représentent ainsi un facteur de stabilisation
dans une société, et cette stabilité que doit garantir la loi suppose
l'obéissance de tous les individus. Pour que celle-ci demeure garantie,
la loi doit responsabiliser l'individu par rapport au groupe et donc déterminer
la responsabilité de celui-ci en tant qu'il est membre de ce groupe. L'individu
est par nécessité une détermination proprement juridique, il en découle
que pour la loi la responsabilité d'un acte est toujours individuelle.
L'individu devient responsable de ses actes vis-à-vis d'un groupe dont
la loi va s'efforcer d'incarner l'intérêt, à savoir la stabilité des rapports
entre les individus qui en sont membres. Le droit définit une relation,
celle de l'individu à la loi, et ceci en termes de devoir, d'obligation
qui consistent en une obéissance inconditionnelle.
C'est pourquoi la désobéissance aux lois apparaît comme un danger pour
la stabilité que la loi entend faire régner. La désobéissance civile n'échappe
pas à ce cas de figure, non pas parce qu'elle a comme mode d'action dans
les faits de désobéir à des lois, mais parce qu'elle apparaît du point
de vue du droit comme tel, c'est-à-dire, comme désobéissance à la loi.
Ainsi la désobéissance civile va-t-elle être assimilée à ce qui relève
de la responsabilité individuelle.
L'erreur commise lorsque l'on aborde la désobéissance civile du point
de vue du droit est que l'on considère celui qui la pratique comme un
individu. Cette erreur est légitime puisque le champs juridique est ainsi
défini - celui de la responsabilité individuelle - et il apparaît tout
aussi légitime d'aborder le problème du point de vue du droit dans la
mesure où il y a effectivement infraction à la loi. Il n'en reste pas
moins qu'il s'agit là d'une erreur d'interprétation, car ayant affaire
à un acte politique et à une activité de groupe s'agissant d'une désobéissance
de type civil, le phénomène ne concerne pas l'acte d'un seul individu
et dépasse le simple cadre juridique. Il demeure que le droit à son mot
à dire du moment où il y a dans les faits infraction à la loi et que dès
cet instant il ne peut demeurer silencieux. Hannah Arendt dit à ce sujet
qu'il est "difficile aux juristes de voir dans celui qui fait acte de
désobéissance civile le membre d'un groupe et non simplement celui qui
viole individuellement la loi et fait déjà en puissance figure d'inculpé"16
.
La légalité d'un acte étant déterminée par sa conformité au droit, à savoir
que l'attitude conforme consiste en l'obéissance à la loi, la désobéissance
civile est perçue, à raison, comme s'inscrivant dans le cadre de l'illégalité.
De ce jugement de fait avéré découle une erreur, qui consiste à confondre
celui qui fait acte de désobéissance civile avec le délinquant. Cette
erreur semble incontournable du point de vue du droit, dans la mesure
où la désobéissance à la loi constitue un délit. Dès lors celui qui fait
acte de désobéissance civile est-il un délinquant de droit commun? Peut-on
trouver dans le droit une justification de la désobéissance civile, c'est-à-dire
établir une compatibilité du droit et de la désobéissance civile? A la
première question existe deux types de réponse, l'une du point de vue
des faits que nous développerons plus loin, et l'autre du point de vue
du droit beaucoup plus problématique parce qu'elle répond en définitive
à la deuxième question.
Le droit va se demander ce qui fait que le délinquant et celui qui fait
acte de désobéissance civile tous deux désobéissent à la loi et qu'ils
ne sont pas pour autant le même individu. En se référant au seul cadre
de l'illégalité, les deux cas sont identifiés alors même que l'on cherche
à les distinguer. S'il n'est pas un délinquant de droit commun, alors
qui peut être celui qui fait acte de désobéissance civile?
La question pour les juristes est de définir un statut pour ce dernier,
afin que justement la loi puisse le considérer dans sa représentation
de la société et lui trouver une place. Car le droit a pour mission d'interpréter
la société en termes de lois, c'est-à-dire en termes de règles qui définissent
des relations et des comportements et localisent les responsabilités,
et pour que le système soit inattaquable, de pouvoir répondre à toutes
les situations. Le droit doit pourvoir à ce qu'il n'y ait pas de no-man's-land
juridique et que même le hors-la-loi possède son propre statut. Un tel
manque serait la défaillance de tout le système, puisque la loi qui s'applique
à tous ne peut échapper à aucun pour être valable.
Or, nous le verrons plus en détail, celui qui pratique la désobéissance
civile tient à se mettre hors-la-loi et à le rester quitte, et surtout,
à en subir les conséquences. L'erreur est de vouloir lui définir un statut,
qui plus est en le distinguant du délinquant comme s'il persistait encore
entre eux une parenté commune irréductible vis-à-vis du droit pour la
raison qu'ils désobéissent tous deux à la loi. Le problème réel n'est
pas de distinguer le délinquant de celui qui pratique la désobéissance
civile mais de comprendre qu'il ne s'agit pas de les comparer, qu'il s'agit
au contraire d'extraire de la compréhension du phénomène de désobéissance
civile le cadre juridique, dans lequel le délinquant est le seul à trouver
sa place.
Tout au plus le juriste n'a pas d'autre choix que de le considérer comme
un délinquant car les limites du droit ne lui permettent pas d'appréhender
ce phénomène autrement. Le juriste n'a d'ailleurs pas le choix de le considérer
autrement que comme un délinquant et c'est là le très grand mérite de
la procédure judiciaire, nous dit Hannah Arendt, qui est "de juger de
manière impartiale un individu en rejetant toute influence extérieure
sans se soucier de l'esprit du temps ou des opinions que l'inculpé peut
partager avec d'autres personnes et tenter de présenter devant le tribunal"17
.
Le vrai problème du droit en cherchant à comprendre les motivations de
celui qui pratique la désobéissance civile n'est pas de faire de lui autre
chose qu'un délinquant - il l'est irrémédiablement du point de vue de
la loi du moment où il l'enfreint - mais de savoir quelle sorte de délinquant
il est.
Distinction délinquance-désobéissance civile, du point de vue des faits
Du point de vue des faits, la désobéissance civile et la délinquance sont
deux phénomènes distincts, notamment dans le rapport qu'entretiennent
ceux qui en font acte avec la loi qu'ils enfreignent. Si celui qui pratique
la désobéissance civile et le délinquant sont tous deux hors-la-loi, ils
ne le sont pas de la même manière, et , si tous deux désobéissent à la
loi, ils ne le font pareillement pas de manière identique.
Hannah Arendt, rappelant que l'on ne peut confondre la désobéissance civile
et la délinquance de droit commun, distingue les deux phénomènes en définissant
selon ses propres termes le premier comme une violation ouverte de la
loi et le second comme une violation clandestine. "Il existe une différence
essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les
regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance
civile en défiant les autorités et s'institue lui-même porteur d'un autre
droit"18 .
Le délinquant entend garder l'anonymat de son acte, c'est une manière
pour lui de ne pas en assumer la responsabilité et surtout de ne pas avoir
à en assumer les conséquences, à savoir, la sanction prévue par la loi.
Le fait de fuir cette responsabilité n'est pas le signe que le délinquant
refuse de la reconnaître, bien au contraire, il la reconnaît du fait même
qu'il cherche à la dissimuler. Il se sait responsable d'un acte répréhensible,
et c'est aussi l'aveu qu'il reconnaît l'autorité de la loi car il en craint
le châtiment. Ne reconnaître ni l'autorité de la loi ni sa responsabilité
reviendrait non pas nécessairement à accepter la sanction de son acte
mais tout au moins à ne pas s'en soucier.
À l'inverse, celui qui fait acte de désobéissance civile viole ouvertement
la loi dans le sens où il rend son acte visible, c'est-à-dire public,
et surtout en accepte la sanction voire même la sollicite. Le caractère
public de la désobéissance civile se manifeste non seulement au moment
même de l'infraction - on pourrait d'ailleurs parler à ce sujet de flagrant
délit - mais surtout à travers le principe de l'acceptation de la sanction.
Celui qui fait acte de désobéissance civile accepte l'entière responsabilité
de son acte, mais il refuse sa culpabilité (dans ce sens Gandhi désignera
l'acceptation de la sanction comme le principe de la "souffrance innocente"19
). Le tribunal devant lequel il comparaît va devenir, pour lui et le groupe
qu'il représente, le tribunal des autorités qui le jugent. Il veut être
jugé pour plaider l'incapacité de ses juges. Ses juges ne sont d'ailleurs
pas à proprement parler les magistrats mais, à travers eux et à travers
la loi qu'ils représentent, les autorités du pays dont les décisions sont
contestées. Hannah Arendt dit de cet accusé quelque peu extraordinaire
"qu'il s'institue lui-même porteur d'un autre droit"20 mais il ne s'institue
pas pour autant juge lui-même, il se contente simplement de dénoncer et
d'accuser. Le juge dont un verdict est attendu par celui qui fait acte
de désobéissance civile est l'opinion publique. C'est elle qu'il interpelle,
et dans cette perspective le tribunal devient pour lui une tribune.
Par ailleurs, en acceptant la sanction, celui qui fait acte de désobéissance
civile enlève à la loi son seul moyen de contrainte pour dissuader de
désobéir.
Une autre distinction entre le délinquant et celui qui pratique la désobéissance
civile est que ce dernier est nécessairement le membre d'un groupe du
point de vue des faits mais encore plus, nous l'avons vu, du point de
vue de la logique même de la désobéissance civile. Le seul cas où l'appartenance
à un groupe retient l'attention des tribunaux, nous dit Hannah Arendt,
est celui du complot. Mais l'assimiler à la désobéissance civile "serait
ici totalement erroné, car le complot ne se caractérise pas simplement
par la communauté d'inspiration, mais par le caractère secret de l'entreprise,
alors que la désobéissance civile est publique"21 .
Celui fait acte de désobéissance civile n'est ni un délinquant ni un conspirateur.
3) Impasse des justifications juridiques de la désobéissance civile
Le principe de l'acceptation de la sanction
D'une distinction de fait entre la délinquance et la désobéissance civile,
le droit entend trouver la justification de cette dernière. La première
justification qu'il semble lui trouver consiste en l'acceptation de la
sanction. Ce type de désobéissance serait justifié dans le cas où le contrevenant
accepterait et même solliciterait la sanction pénale de son acte. Hannah
Arendt souligne que "l'idée qu'il suffit d'une acceptation de la sanction
pour justifier une infraction à la loi est à l'évidence absurde dans le
domaine du droit pénal. Comment pourrait-on imaginer que quelqu'un ait
la possibilité de se justifier d'un meurtre, d'un viol, ou d'un incendie
volontaire, en acceptant de subir la sanction prévue?"22 . Si le principe
de l'acceptation de la sanction est effectivement un principe de la désobéissance
civile, il ne lui permet pas de se justifier et ne permet encore moins
au droit lui-même de la justifier. Cela reviendrait à justifier n'importe
quel type d'infraction, pas seulement la désobéissance civile. L'acceptation
de la sanction, nous l'avons vu, s'inscrit dans la logique d'action de
la désobéissance civile, mais elle n'entre en aucun cas dans une logique
de justification.
Le principe de l'acceptation de la sanction est cependant ce sur quoi
entend se fonder le droit pour définir un statut à celui qui fait acte
de désobéissance civile. Le droit veut savoir ce qui pousse celui-ci à
accepter la sanction de son acte. Il interprète cette acceptation comme
la volonté d'assumer la responsabilité de l'acte commis et donc comme
la volonté de l'individu à assumer sa responsabilité vis-à-vis de la loi.
La désobéissance à la loi dans la désobéissance civile est interprétée,
non comme un fait de nuisance à la loi comme on le rencontre chez le délinquant,
mais comme un fait de loyauté. Comme si l'acceptation de la sanction consistait
en un acte de conscience et comme si celui qui désobéissait le faisait
par fidélité à la loi ou encore par fidélité à sa conscience morale. Cette
interprétation nous dit Hannah Arendt donne naissance "à une assez étrange
alliance théorique entre la moralité et la légalité, la conscience et
le droit en vigueur"23 . Car dans ce contexte, la désobéissance à la loi
va pouvoir être justifiée par un acte de conscience et par un principe
de civilité - c'est-à-dire comme un acte civique - comme si l'acceptation
de la sanction constituait la continuité du respect à la loi et non sa
rupture. "Chaque fois que les juristes vont s'efforcer de justifier celui
qui fait acte de désobéissance civile sur le plan de la morale et sur
celui du droit ils identifient leur cas à celui de l'objecteur de conscience
ou à celui de l'homme qui entend mettre à l'épreuve la constitutionnalité
d'une loi"24 .
A la différence de la désobéissance civile, nous allons le voir maintenant,
l'objection de conscience et la mise à l'épreuve de la validité d'une
loi sont le fait d'individus. Ils ne peuvent donc être en aucun cas assimilés
au phénomène de désobéissance civile qui est caractérisé par une action
concertée et par une action de groupe.
La mise à l'épreuve de la validité de la loi
La question va être de savoir comment justifier l'individu qui met à l'épreuve
la validité de la loi en tant qu'individu, c'est-à-dire du point de vue
du droit. La seule manière d'y parvenir est de rechercher cette réponse
dans le droit lui-même, c'est-à-dire de voir s'il est possible justifier
par le droit la violation du droit. Mettre à l'épreuve la constitutionnalité
d'une loi, mettre à l'épreuve sa validité, revient à opérer dans le droit
une dualité. Cette dualité n'existant pas dans le principe même du droit,
ce qui reviendrait à une contradiction, il faut la rechercher dans un
principe de dédoublement de celui-ci, et donc dans la référence à un droit
supérieur. Hannah Arendt prend l'exemple du droit américain qui est dual
dans la mesure où le droit fédéral vient se superposer au droit des États,
et il est donc possible que le droit d'un État se trouve en contradiction
avec le droit de la Fédération. "La principale difficulté qu'éprouvent
les juristes à établir la compatibilité de la désobéissance civile avec
le système juridique ... paraissait pouvoir être surmontée par la reconnaissance
de la dualité du droit américain et l'assimilation de la désobéissance
civile au fait de violer une loi aux seules fins d'en vérifier la constitutionnalité"25
. Mais ce type de justification ne permet-elle pas aussi de justifier
un individu isolé qui désobéirait au nom de ce droit supérieur? Car il
importera seulement à cet individu d'être convaincu de l'inconstitutionnalité
de la loi plutôt que de savoir si celle-ci est effectivement établie.
Justifier la désobéissance civile comme la volonté d'éprouver la constitutionnalité
d'une loi revient à justifier l'acte d'un individu par l'opinion qu'il
se fait de la validité de cette loi, ce qui revient à justifier la désobéissance
individuelle. Non pas que la loi qui est mise en cause ne puisse pas être
inconstitutionnelle, il ne s'agit pas de cela. En définitive ce n'est
pas la désobéissance civile qui représente un danger pour l'État de droit
- ni même tout à fait l'inconstitutionnalité d'une loi - mais le fait
que l'on puisse justifier l'acte de désobéissance d'un seul individu.
N'importe qui pourrait désobéir pour n'importe quelle raison. Or l'opinion,
nous l'avons vu, n'a de valeur politique que parce qu'elle est partagée
par plus d'une personne. Ne pas en tenir compte reviendrait à justifier,
non plus tout à fait n'importe quel délit, mais le fait même de délinquance.
Il existe cependant plusieurs théories sur le principe d'un droit supérieur,
qu'il s'agisse du droit naturel, des droits de l'homme, du droit divin
ou de la morale elle-même ou bien d'autres encore. Le seul intérêt de
se référer à un droit présupposé transcendant est de faire de celui-ci
un principe transcendantal, c'est-à-dire un droit que l'on interpelle
en ultime recours et dont on peut se réclamer pour justifier une infraction
commise. Mis-à-part le fait que cela encourage, nous l'avons vu, la désobéissance
potentiellement arbitraire d'un individu, un tel droit est strictement
impossible : il ne peut exister en-dehors de la volonté des hommes de
le faire exister. Il n'existe pas en-dehors de l'homme et ne peut venir
justifier l'action de celui-ci à titre de garant extérieur insoupçonnable.
On ne peut soupçonner ce droit supérieur non pas parce qu'il est moralement
irréprochable, mais parce que littéralement on ne peut lui demander des
comptes, cela est techniquement impossible. Nous serons amenés ultérieurement
à aborder à nouveau ce problème du fondement de la loi.
Quoiqu'il en soit "le droit ne saurait justifier la violation de la loi,
même si cette violation a pour objectif d'empêcher la violation d'une
autre loi"26 . Le droit ou la référence à un droit quelqu'il soit ne saurait
justifier la violation du droit, ce qui reviendrait à le contredire dans
son principe même, et surtout, à légaliser un droit impossible à la désobéissance
avec toutes les conséquences que cela entraînerait.
L'objection de conscience
Si le droit fait appel à un principe extra-juridique pour justifier celui
qui fait acte de désobéissance civile en se référant à l'objection de
conscience, c'est que la conscience et la loi interpellent toutes deux
la même personne - l'individu - qui plus est dans ce qui constitue sa
responsabilité morale. Une distinction demeure cependant irréductible,
la loi investit l'individu d'une responsabilité vis-à-vis du groupe alors
que la conscience l'investit d'une responsabilité vis-à-vis de lui-même.
Le devoir est l'intériorisation de la loi ou de la morale et ce phénomène
ne vaut qu'en tant qu'il s'applique à l'individu. Il s'agit là assurément
du seul point commun qui existe entre la loi et la morale. Car il demeure
que la responsabilité déterminée par la loi inscrit l'individu dans le
groupe, ce qui n'est pas le cas lorsque nous avons affaire aux prescriptions
de la conscience. Celles-ci installent l'homme dans un rapport avec lui-même,
c'est-à-dire avec sa seule conscience.
Il est nécessaire de rappeler que la désobéissance civile est un acte
proprement politique. C'est dans ce sens que Hannah Arendt précise que
"les suggestions de la conscience sont apolitiques"27 . Elles le sont
dans la mesure où elles ne prennent pas en compte la réalité du groupe
et la responsabilité de l'individu vis-à-vis de ses semblables. Loin de
s'en préoccuper, elles incitent même la personne à laquelle elles s'adressent
à s'en détacher voire à les fuir. La morale inscrit l'homme en-dehors
du monde et des affaires humaines. Henri David Thoreau, cité par Hannah
Arendt, qui est l'auteur du terme de désobéissance civile et qui est donc
censé avoir une vue claire du phénomène qu'il a lui-même nommé, se fait
le chantre de la désobéissance civile comme acte de conscience : "l'homme
n'est pas venu au monde pour en faire un lieu où il fasse bon vivre, mais
seulement pour y vivre que le lieu soit bon ou mauvais"28 . Les prescriptions
de la conscience ne poussent pas l'homme à agir mais à circonscrire les
limites de ses actes. Elles ne font pas de celui qui s'en inspire un homme
d'action, mais peut-être même au contraire, un homme d'inaction. Plutôt
que de mal agir, la conscience ordonne à l'homme de ne pas agir du tout.
Elle le lui défend car ne pas agir garantit au moins qu'aucune action
mauvaise ne saurait être commise. À ce titre la désobéissance civile pourrait
sembler à première vue correspondre aux fins de la conscience car elle
prône de ne pas obéir à une loi injuste, et donc de ne pas agir selon
celle-ci. Cette confusion procède en fait d'une mauvaise interprétation
de la désobéissance civile car celle-ci n'incite pas à ne pas agir, mais
tout au contraire à agir et à agir en contradiction avec la loi.
La conscience fait de l'individu un homme apolitique voué à l'inaction,
non pas tant parce qu'elle refuse l'existence d'un monde extérieur sur
lequel l'action de l'homme serait impuissante, mais parce qu'elle lui
interdit de commettre des actes immoraux en restreignant son champs d'action.
Ainsi, "les prescriptions de la conscience sont d'une nature entièrement
négative. Elles n'indiquent pas ce que nous devons faire mais ce qu'il
nous faut éviter de faire. Elles n'énoncent pas des principes d'action,
mais elles tracent des limites que nos actes ne devront pas franchir"29
. La conscience met en garde celui à qui elle s'adresse de ne pas commettre
d'actes en compagnie desquels il lui serait insupportable de vivre.
De plus, le caractère de ce qui est injuste ou de ce qui est immoral relève
de la seule appréciation subjective d'un individu et n'a de valeur que
dans ce cadre, c'est-à-dire, n'a de sens que d'un point de vue subjectif.
Dès que cette appréciation de l'injustice sort de la dimension de la subjectivité
et que l'on essaye de la transmettre à d'autres consciences, elle devient
sans signification valable. Le sentiment d'injustice ne vaut que pour
soi et ne peut être imposé à d'autres sans se contredire. Hannah Arendt
dit à ce sujet qu'une "autre conscience pourrait trouver fort léger le
poids d'un acte qui, personnellement, nous paraîtrait insupportable. Il
en résulte que les consciences individuelles se dressent les unes contre
les autres"30 . Désobéir au nom de sa conscience revient à agir dans son
seul intérêt et ne peut en aucun cas constituer une activité de groupe
ou bien en résulter. L'appel à la conscience ne pourra jamais amener des
individus à se fédérer dans un même but, il incite au-contraire à ne pas
considérer du tout le jugement de conscience d'autrui voire à s'y opposer
s'il ne correspond pas à celui que l'on émet soi-même. Invoquer l'injustice
d'une loi du point de vue de la conscience ne saurait justifier la désobéissance
civile d'un point de vue juridique ou politique. Comme nous venons de
le voir, dans la théorie ce type de justification ne peut être généralisée
car elle doit demeurer subjective pour garder sa validité. Dans la pratique
elle supposerait que l'homme possède la faculté innée de discerner le
bien du mal et de s'adonner instinctivement à cette pratique dans la conduite
non seulement de ses actes personnels mais aussi dans les rapports avec
ses semblables. Elle supposerait que cette aptitude existe préalablement
chez tous membres du groupe et, sinon de manière innée chez le seul l'individu,
au moins en actes dans les moeurs qui unissent le groupe.
Pour peu que les raisons morales qui incitent un objecteur de conscience
à ne pas obéir à une certaine loi se retrouvent dans les consciences d'autres
personnes, et que ces mêmes personnes décident ensemble de faire entendre
la voix de leur conscience sur la place publique, ces jugements de conscience
appartiennent alors à l'opinion publique et en subissent le même sort.
Ils ne possèdent pas de qualité différente - sous-entendue supérieure
- en tant qu'opinions du fait qu'ils seraient issus de la conscience.
L'appel à la conscience ne peut justifier un acte de désobéissance civile,
pas plus que la référence au droit, qu'il s'agisse d'un droit supérieur
ou de celui qui est enfreint. Il en résulte que la désobéissance civile
n'est ni l'objection de conscience, ni la volonté de mettre à l'épreuve
la constitutionnalité d'une loi, pas plus qu'elle n'était, nous l'avons
vu, un acte de délinquance ou un fait de conspiration.
II.
DÉSOBÉISSANCE CIVILE ET NON-VIOLENCE
1) Désobéissance civile et violence
La désobéissance civile face à la violence
Le principe de l'acceptation de la sanction dans la désobéissance civile
devient problématique avec l'apparition de la violence. Le fait d'accepter
la sanction est compréhensible dans une démocratie ou dans un État de
droit, car le risque qui est pris d'accepter cette sanction, même s'il
nécessite sans aucun doute un certain courage, reste cependant très limité.
Le risque pour celui qui le prend est en fait de réellement subir cette
sanction, et il doit même s'agir là pour lui d'une certitude. Celui qui
pratique la désobéissance civile en est conscient, et si ses convictions
sont assez solides et sa démarche assez déterminée, c'est une situation
qu'il recherchera même volontairement si l'objet de ses revendications
n'a pas été considéré. Le risque est cependant limité dans le sens où
ce n'est pas la vie elle-même qui est exposée. Avec l'apparition de la
violence apparaît aussi l'horizon de la mort et en tous les cas celui
de la souffrance. Celui qui pratique la désobéissance civile accepterait-il
la sanction de son acte s'il s'agissait de la peine de mort ou de la torture?
Il est même fréquent et parfois systématique que dans les régimes totalitaires
les verdicts ne soient pas prononcés dans des tribunaux, lorsqu'il ne
s'agit pas de simulacres de procès, mais qu'ils soient exécutés immédiatement
sans aucun jugement si ce n'est celui du fusil ou de la mitrailleuse.
C'est pourquoi il est permis de se demander si la désobéissance civile
est possible sous n'importe quel régime et si la non-violence qui l'accompagne
souvent - et même nécessairement, nous le verrons - est justifiée face
à la violence.
Hannah Arendt souligne que "l'ordre le plus efficace est celui que vient
appuyer le canon d'un fusil, qui impose l'obéissance immédiate la plus
complète"31 . Ce à quoi elle rajoute que "si la résistance non-violente
qui a été utilisée avec succès par Gandhi avait trouvé en face d'elle,
au lieu de l'Angleterre, la Russie de Staline, l'Allemagne de Hitler ou
même le Japon d'avant-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation
mais bien par les massacres et la soumission"32 . Pour résumer sa pensée,
nous dirons que Hannah Arendt conçoit la non-violence dans la désobéissance
civile comme l'arme du faible et l'estime inadéquate - et même suicidaire
- face à des régime totalitaires qui eux n'ont pas peur de recourir à
la violence, sans nul cas de conscience vis-à-vis de la faiblesse de leur
adversaire. La non-violence ne vaut comme arme que tant que celui qui
la pratique n'est pas confronté à une violence telle qu'elle le contraigne
à la soumission.
Gandhi s'accorderait sur cette définition de la non-violence jusqu'à son
point critique, l'apparition de la violence. Tant que la violence n'est
pas apparue, la force de la non-violence est relative dans la mesure où
elle n'a pas eu l'occasion d'être éprouvée, c'est-à-dire, d'être confrontée
à ce qui pourrait être sa limite, la violence. Mais c'est à partir de
ce moment que la non-violence prend tout son sens et dès lors Gandhi justement
la considère comme une arme, qui plus est, celle du fort.
Désobéissance civile, non-coopération et résistance
passive
Lorsque Hannah Arendt parle de la désobéissance civile en se référant
à la non-violence, elle désigne en fait ce que Gandhi appelle la "résistance
passive". Si pour Arendt la non-violence est l'arme du faible, Gandhi
prend soin de distinguer la désobéissance civile de la résistance passive
par l'usage de la non-violence concernant la première, dès lors l'arme
du faible ne désigne plus l'usage de la non-violence dans la désobéissance
civile, mais son absence dans la résistance passive. La non-violence a
en fait chez Gandhi un sens très particulier, elle n'est pas le fait de
ne pas recourir à la violence mais la volonté de ne pas y avoir recours.
Cette conception volontaire de la non-violence est distincte d'une incapacité
de recourir à la violence et qui ferait de la non-violence un état de
fait. Selon cette deuxième conception, la non-violence existerait à défaut
de pouvoir accéder aux moyens de la violence. Parlant de la résistance
passive, Gandhi affirme :"quoiqu'elle évite la violence, que ne peut utiliser
le faible, elle ne l'exclut pas si de l'avis de celui qui pratique la
résistance passive, les circonstances l'exigent"33 . Le faible ne peut
utiliser la violence, il ne possède aucune arme quelle qu'elle soit, car
il est celui qui se soumet sans résistance non seulement à la violence
mais aussi à tout abus du pouvoir. Plus que d'une faiblesse physique,
il s'agit en fait d'une faiblesse de la volonté. En ce sens, "la résistance
passive a été conçue comme l'arme du faible et n'exclut pas l'utilisation
de la force physique ou de la violence pour arriver à ses fins, alors
que la non-violence a été conçue comme l'arme du fort et exclut l'utilisation
de la violence sous toutes ses formes"34 . Celui qui a commencé par refuser
d'utiliser la violence et en définitive y a recours, n'a en fait à aucun
moment choisi la voie de la non-violence. Car il n'en a pas assumé les
conditions ni respecter l'esprit, à savoir : la souffrance nécessaire,
le souci de la vérité mais seulement le souci, la compassion à l'égard
de son adversaire pour le fait qu'il recourt à la violence plus encore
que pour le fait qu'il fasse souffrir, la patience et la détermination,
le détachement pour pouvoir subir la violence sans craintes. Et d'autres
considérations encore que nous serons amenés aussi à développer.
Si la violence et la non-violence semblent toutes deux incarner l'arme
du fort, il s'agit en fait de deux forces - la force du corps et la force
de l'esprit - qui s'opposent tout en ne pouvant pas se confronter à proprement
parler, c'est-à-dire de manière frontale avec les mêmes armes.
Gandhi fait encore une nouvelle distinction dans les différents modes
d'insoumission possibles : la "non-coopération" est distincte de la désobéissance
civile. Cependant, plutôt que de souligner ce qui les distingue dans leur
essence comme il le fait pour la résistance passive, il préfère à l'inverse
rappeler ce qui les rapproche nécessairement."La non-coopération est,
comme la désobéissance civile, une ramification de la non-violence"35
.
Même si Gandhi établit une distinction entre la non-coopération et la
désobéissance civile, cette distinction n'est pas aussi nette que celle
qui les sépare toutes deux de la résistance passive. Ainsi, utilise-t-il
fréquemment, dans ses discours ou bien dans ses écrits, les deux termes
pour désigner le même phénomène. L'identité de leur démarche basée sur
le principe de non-violence prévaut sur tout autre type de considération.
Leur distinction semble tellement faible que, dire que "la désobéissance
civile est le refus d'appliquer des réglementations immorales, (...) le
refus d'appliquer tous les textes immoraux"36 alors que la non-coopération
"implique (seulement) le retrait de son soutien à un État qui, selon les
convictions profondes du non-coopérant, est devenu corrompu"37 , apparaît
peu significative par rapport à la dimension non-violente qu'elles partagent.
Gandhi est au sujet de cette distinction peu explicite, et celle-ci apparaît
d'autant plus vague que, nous le verrons ultérieurement, la désobéissance
civile n'est pas autre chose que le retrait de son soutien à un État.
Le seul élément que nous donne Gandhi est que la non-coopération "exclut
la désobéissance civile au sens plein"38 . Nous conviendrons que la désobéissance
civile représente une forme extrême et plus perfectionnée de la non-coopération,
dans la mesure où Gandhi rajoute que "la non-coopération peut être pratiquée
sans danger par les masses"39 alors que "la désobéissance civile ne peut
être pratiquée qu'en dernier ressort et, de toute façon, au départ, par
quelques individus sélectionnés"40 . La désobéissance civile suppose une
discipline forte et l'entraînement d'une force intérieure que Gandhi désigne
comme "force de l'esprit", qui implique entre autres une volonté et une
détermination sans failles. La pratique de la désobéissance civile suppose
de connaître, et d'appliquer, ce que signifie réellement la non-violence
et ce que cela implique. La force de la non-violence réside dans le refus
des représailles et dans l'exercice de la compassion vis-à-vis de celui
qui engendre la souffrance encore plus qu'à l'égard de celui qui l'endure.
La désobéissance civile est pour Gandhi une forme tellement extrême de
l'engagement personnel au niveau de la prise de risque, que son application
en tant que forme d'action collective nécessite qu'elle soit d'abord maîtrisée
par quelques individus et éprouvée par eux en connaissance de cause. La
désobéissance civile n'est pas pour autant une activité élitiste, mais
avant de s'appliquer à une grande échelle, elle doit passer par l'éducation
des masses et par un apprentissage individuel de la non-violence.
3) Non-violence, objection de conscience et
pacifisme
Il est nécessaire de rappeler que Gandhi interrompait son mouvement de
désobéissance civile non pas lorsque celui-ci était confronté à la violence
de ses adversaires mais lorsque ses propres partisans y avaient recours.
L'intrusion de la violence dans la désobéissance civile nous interroge
sur le contenu politique de la non-violence et sur la définition de celle-ci
par rapport à la violence.
La non-violence n'est pas la simple négation de la violence de la même
manière que nous l'avons vu la désobéissance civile ne se réduisait pas
à la désobéissance à la loi. Le problème rencontré à travers ces deux
termes est la confusion qu'entretient le vocabulaire que l'on emploie
pour les désigner. Il est toujours nécessaire d'expliciter ces concepts
afin d'en révéler le sens réel et d'éviter les contre-sens qui peuvent
être déduits du seul sens des mots.
De la même manière qu'il a fallu distinguer la désobéissance civile d'autres
types de contestations qui semblaient similaires mais n'étaient pas comparables
- telles que l'objection de conscience - il faut aussi distinguer la non-violence
d'autres types de phénomènes qui pourraient lui être assimilés et qui
ne sont pour autant pas la même chose. Nous distinguerons ainsi la non-violence
de l'objection de conscience et du pacifisme. Le seul point commun permettant
de les comparer est leur non recours à la violence. Cette comparaison
n'est pas directement issue de la pensée de Gandhi même si elle y est
sous-jacente. La référence à l'objection de conscience appliquée ici à
la question de la non-violence reprend celle que faisait Hannah Arendt
s'agissant de la désobéissance civile. Quant au parallèle avec le pacifisme,
il s'agit en fait chez Gandhi du phénomène d'"indolence" et de "lâcheté"
qui caractérisent ceux qui s'efforcent de rechercher la paix s'en en connaître
le prix. Ils la recherchent précisément à n'importe quel prix, sauf celui
de la souffrance qui en est le coût réel.
L'objection de conscience. L'objecteur de conscience refuse de recourir
à la violence pour des raisons personnelles, pour des raisons de conscience.
Il n'a pas pour souci de combattre la violence mais seulement de ne pas
l'appliquer dans ses propres actes. Il s'agit là d'une attitude de vie
et qui ne vaut que dans le seul cadre de la prescription d'actes personnels.
Elle relève de la responsabilité morale d'un individu et d'un jugement
moral porté sur la violence. L'objecteur de conscience n'a pas recours
à la violence, dans le seul but de vivre en accord avec lui-même. La non-violence
consisterait chez lui en une simple indignation morale face à la violence.
Mais justement parce qu'il ne s'agit que de cela nous ne parlerons pas
de non-violence pour caractériser ses actes, car la non-violence est conçue
comme une arme pour combattre la violence. C'est pourquoi, Thoreau disait
que "l'homme n'a évidemment pas le devoir de se consacrer à l'abolition
de tout le mal existant ... ; mais c'est son devoir tout au moins d'essayer
d'avoir les mains nettes"41 . L'objecteur de conscience n'a qu'une attitude
morale face à la violence - elle consiste uniquement à ne pas pratiquer
la violence dans ses propres actes -, et non seulement est-il passif lorsqu'il
y est confronté dans la réalité, mais plus encore, il n'a pas d'autres
possibilités que de la subir, impuissant lorsqu'il en est témoin, impuissant
lorsqu'il en est victime.
Le pacifisme. Il en est pratiquement de même du pacifisme, qui pourrait
être la transcription politique de l'objection de conscience. A cette
différence que le pacifisme résulte de la réflexion politique d'un individu
qui se situe par rapport à un groupe alors que l'objection de conscience
est le fruit d'une introspection et du rapport de l'individu à sa conscience.
Le pacifisme ne serait pas simplement l'attitude collective d'un groupement
d'objecteurs de conscience. Les motivations d'un pacifiste ne sont pas
nécessairement le dégoût de la violence mais la considération qu'il peut
être lui-même la victime de celle-ci. Le pacifisme naît d'une crainte
de subir le dévolu de la violence. Il est aussi une volonté de paix et
s'acharne à éviter l'évolution conflictuelle d'un événement. Si l'objecteur
de conscience refuse de recourir à la violence pour la paix de sa conscience,
le pacifiste le fait pour la paix de son corps. Et si celui-ci veut la
paix pour lui-même, il la veut aussi pour les autres car la sienne en
dépend. Cette attention portée à l'égard du sort d'autrui, loin d'être
de nature altruiste, est tout à fait intéressée. L'attitude du pacifiste
face à la violence est de s'en préserver, il peut tout au plus s'en indigner
moralement comme l'objecteur de conscience, dans la mesure où cela n'attirera
pas sur lui l'attention de la violence. Le pacifiste s'il n'était pas
convaincu que celle-ci n'apporte pas la paix y aurait sûrement recours.
S'il n'en use pas, ce n'est pas parce qu'il n'en a pas les moyens ou peut-être
en est-ce là aussi une raison. Il ne l'utilise pas car, loin de la jugeait
utile à ses fins, il la considère comme étant vouée à engendrer toujours
plus de violence. La seule manière pour lui de ne pas s'y confronter est
d'éviter qu'elle ne surgisse et lorsqu'elle apparaît de l'éviter tout
simplement. Dans ce sens, le pacifisme devient au contact de la violence
un voeu pieu. Gandhi avait pour décrire ce type de comportement une métaphore,
celle des trois singes : ne rien voir, ne rien dire, ne rien faire. Ainsi
le pacifisme à l'inverse de la non-violence va être un refus d'intervenir
dans une situation de violence, et c'est pour d'autres raisons si ceux
qui s'en revendiquent refusent de recourir à la force. La résolution pacifique
d'un conflit, c'est-à-dire sans recours à la violence, ne peut se produire
que dans la mesure où chacune des parties est elle-même mue par une aspiration
à la paix. La situation devient problématique du moment où apparaît la
violence, dès lors aucun compromis pacifique n'est plus envisageable.
Seuls le pacifiste et l'objecteur de conscience se garderont d'intervenir,
même si leurs raisons restent pour chacun différentes. Quelles qu' en
soient les motivations, la non-intervention est un aveu d'impuissance,
un aveu de soumission à la violence. Bien plus encore, la non-intervention
représente une forme de complicité et de coopération de fait à son égard,
car elle la laisse se développer. Ce qui fait dire à Gandhi que "la (résistance
non-violente) n'est pas dénuée de risques, mais le risque d'indolence
face à un problème grave est infiniment plus grand que le danger lié à
l'organisation de la (résistance non-violente). Ne rien faire, c'est obligatoirement
susciter la violence"42 .
La non-violence. D'ailleurs, Gandhi ne juge pas moralement la violence,
ou du moins ne la juge pas comme un mal absolu et tout au plus comme un
moindre mal. Il est préférable, à ses yeux, de recourir à la violence
plutôt que de ne pas agir du tout. La violence est préférable à "l'indolence"
et à la "lâcheté". Elle est même envisageable en cas d'échec de la non-violence.
Mais cette dernière considération ne vaut que dans l'absolu, car dans
son principe même la non-violence ne peut échouer, non pas qu'elle soit
infaillible, il ne s'agit pas de cela, mais la volonté et la détermination
qu'elle suppose, elles, doivent être infaillibles. L'échec de la non-violence,
ce n'est pas qu'elle ne puisse pas permettre d'atteindre un but politique
défini, mais c'est que ceux qui en étaient partisans choisissent par manque
de conviction ou par manque de volonté ou encore par ce qu'ils en ont
la possibilité, de recourir à la violence dans le seul but d'atteindre
le but politique qu'ils s'étaient fixé. Cette description est d'ailleurs
celle de la résistance-passive, à ce détail près que dans son cas l'éventualité
de recourir à la violence est envisagée dès le début.
L'intervention dans un conflit caractérisé par une violence irréductible
semble elle-même se réduire à recourir à la violence. Pourtant, lorsque
l'on parle de non-violence, il s'agit d'une volonté d'intervenir sans
pour autant que le recours à la violence ne soit envisagé. Bien au contraire,
il est exclu et constitue un préalable à la non-violence, non par défaut
mais par choix.
Loin d'être une négation de la violence, la non-violence en est bien plus
l'acceptation. Celle-ci n'est pas à considérer ici comme une résignation,
qui serait juste bonne à caractériser la soumission à la violence de l'objecteur
de conscience et du pacifiste. Mais il faut concevoir le principe de l'acceptation
de la violence comme le fait de considérer celle-ci comme un élément incontournable,
et que la seule manière de la dépasser et justement d'accepter de s'y
confronter. Le seul refus exprimé à travers l'acceptation de la violence
est celui d'avoir recours à la violence. Il est préférable de la subir
soi-même que de la faire subir à son adversaire. Car l'homme qui est non-violent
entend démontrer à ce dernier qu'il ne recourra pas lui-même à la violence
pour se battre encore moins que pour se défendre. Il veut lui donner cette
garantie afin de le convaincre de l'inutilité de recourir à la violence
pour le contraindre, car il ne se soumettra pas à celle-ci. Ainsi la non-violence
est-elle désobéissance à la violence, en refusant d'en reproduire la logique.
C'est pourquoi Gandhi, s'adressant à ses partisans, dit : "nous ne pouvons
recourir à la désobéissance civile tant que nous ne pouvons affirmer à
tous les Anglais qu'ils sont autant en sécurité en Inde que dans leur
maison. Ceux-ci doivent se sentir en sécurité, non en raison de la baïonnette
dont ils disposent, mais à cause de la vivacité de notre foi non-violente"43
.
La parenté entre la désobéissance civile et la non-violence est la désobéissance.
Celui qui recourt à la non-violence refuse de se soumettre à la violence.
Il lui désobéit de deux manières, en refusant d'être passif et en refusant
de recourir au moyen de la violence.
3) Vérité non-violente : la souffrance
L'acceptation de la souffrance
Ce qui distingue le pacifisme, l'objection de conscience et la non-violence
est essentiellement leur rapport à la souffrance. L'objecteur de conscience
s'indigne de la violence pour la souffrance qu'elle engendre, il préférera
la subir plutôt que de la faire subir lui-même à autrui. Non pas dans
l'intérêt de celui-ci mais dans son propre intérêt, afin de ne pas se
trouver en contradiction avec ses principes moraux et sa conscience. Ce
choix l'est par défaut de pouvoir en faire un autre, c'est sa conscience
qui lui impose. Si ses convictions morales sont assez fortes, il préférera
la souffrance physique infligée par la violence de son adversaire, plutôt
que la souffrance morale issue de la contradiction avec sa conscience.
Quoiqu'il en soit, l'objecteur de conscience refuse la souffrance personnelle.
La cause de celle-ci dans son cas n'est pas issue de la violence de l'autre
mais de celle qu'il pourrait lui-même engendrer. En ce sens la souffrance
physique constitue à ses yeux une moindre souffrance que la souffrance
morale. Le principe de souffrir soi-même est exclu même s'il ne s'agit
pas là de souffrance physique
L'attitude du pacifisme à l'égard de la violence n'est pas l'indignation
mais demeure cependant une réprobation de la souffrance qu'elle engendre.
La violence n'engendre pas la paix mais la souffrance, c'est bien pourquoi
le pacifiste ne l'estime pas adéquate à sa recherche de paix et ne la
pratique pas. Elle n'est pas pour lui un mal nécessaire. Le refus de la
souffrance chez le pacifiste est celui de la souffrance physique. Comme
nous l'avons vu, la paix qu'il recherche pour lui-même suppose qu'elle
existe aussi chez l'autre. Il s'efforce donc qu'elle soit garantie pour
tous dans la mesure où il ne rencontre pas sur son chemin une violence
plus grande qu'il ne puisse supporter. À l'inverse, la souffrance d'autrui
ne l'émeut pas car elle n'implique pas de conséquence sur lui-même. Il
importe plus au pacifiste que son voisin ne soit pas violent plutôt qu'il
ne souffre.
La raison d'être de la non-violence consiste à subir soi-même la souffrance
plutôt que de la faire subir à son adversaire, ce qui revient à éviter
à celui-ci de porter cette charge en la prenant soi-même à son propre
compte. Le but avoué de Gandhi est d'amener son adversaire non pas tant
à avoir mauvaise conscience, mais à prendre conscience d'une autre manière
de concevoir la résolution d'un conflit. Être non-violent revient à informer
son adversaire de l'existence de la non-violence et, à défaut de le convaincre
de ses avantages sinon de son efficacité, au moins à lui faire prendre
conscience de ceux-ci. Si le pacifisme était défini comme une éthique
et non comme un acte politique, elle serait celle de la non-violence.
Car la paix à un prix, celui de la souffrance, et la souffrance ne constitue
pas un risque mais un engagement nécessaire.
La non-violence comme force de la vérité
Pour comprendre ce qu'est la non-violence, il est intéressant de voir
dans l'application qu'en a fait Gandhi le sens que donnait celui-ci au
mot de non-violence. L'équivalent sanskrit - mais non la traduction exacte
qui est "ahimsa": absence de violence - est "satyagraha" (satya : vérité
; graha : fermeté) qui signifie l'adhésion ferme à la vérité et par extension
désigne la non-violence comme force de la vérité et comme force de l'esprit.
La vérité n'a pas un sens absolu chez Gandhi contrairement à ce que l'on
pourrait croire, et de toute façon, l'usage qu'il fait de ce terme dans
l'application de la non-violence ne le suppose pas, bien au contraire.
Pour Gandhi "l'homme est incapable de connaître la vérité absolue"44 ,
ce qui ne sous-entend pas qu'elle n'existe pas, mais, quoiqu'il en soit,
son existence ou la question de son existence n'interfère pas sur la manière
de concevoir la non-violence. Ce qui importe est de savoir que l'homme
ne peut la connaître et qu'à ce titre elle n'existe pas pour lui. Dans
ce sens, la non-violence "exclut l'usage de la violence car l'homme est
incapable de connaître la vérité absolue et, en conséquence n'a pas la
compétence de punir"45 . Pour Gandhi, le pouvoir de sanctionner un acte
suppose de connaître la vérité absolue - une vérité qui est valable pour
tous - et la sanction consiste à ce titre en un acte de violence. Telle
serait donc la seule justification de la violence s'il existait une vérité
absolue intelligible pour l'homme. À une vérité impossible correspond
une violence impossible. Il est cependant toujours possible de prétendre
que cette vérité existe et de justifier ainsi la violence. D'ailleurs
la violence, parce qu'elle existe de fait, consiste à se réclamer de la
vérité.
Si la non-violence est pour Gandhi la force de la vérité, elle l'est en
tant que cette vérité ne peut être connue et qu'elle rend la violence
injustifiable. Si aucune vérité absolue n'est intelligible à l'homme,
il demeure cependant nécessaire pour celui-ci de s'efforcer de s'approcher
d'une conception de la vérité valable pour le plus grand nombre de personnes,
surtout s'il est question d'activité politique et d'organisation de la
vie du groupe.
Parce que la vérité est inaccessible, elle consiste toujours en un effort
vers cet inaccessible, et en un effort inébranlable. Il ne s'agit pas
de la connaître mais de s'y efforcer tout en sachant que cela demeure
impossible : seul l'effort importe et seul l'effort est possible. Il en
découle que dans cette perspective la vérité désigne une pratique et non
un intelligible. Ainsi la recherche de la vérité est-elle l'application
de la vérité et revient donc à désigner la vérité elle-même, s'agissant
de la non-violence.
La seule vérité accessible à l'homme est une vérité relative, et pour
Gandhi "la recherche de la vérité n'admet pas que la violence soit infligée
à l'adversaire mais il est possible de l'amener à renoncer à l'erreur
par la patience et la compassion. Car ce qui apparaît à l'un comme la
vérité peut apparaître à l'autre comme une erreur"46 . Le recours à la
violence procède elle-même d'une erreur, celle de croire que l'on détient
la vérité alors que l'on ne possède qu'une opinion. Ce type de vérité
présumée absolue est en fait une vérité totalitaire qui n'accepte pas
l'existence d'une autre vérité. Si une telle vérité - absolue - existait,
elle n'aurait d'ailleurs pas besoin de la violence pour s'imposer mais
s'imposerait d'elle même, de fait, par son caractère d'évidence. Or il
n'en est rien.
Interrogé sur les différences de jugements qui peuvent être portés sur
le caractère juste ou injuste des lois, Gandhi répond que "c'est essentiellement
la raison pour laquelle la violence est éliminée : celui qui pratique
la non-violence accorde à son adversaire le même droit à l'indépendance
et à la liberté qu'il se réserve à lui-même, et lutte en infligeant des
souffrances à sa propre personne"47 . Celui qui recourt à la désobéissance
civile n'est pas à l'abri d'une erreur dans son jugement, c'est une raison
supplémentaire pour laquelle le recours à la violence est exclu. Le choix
de subir soi-même la violence dans la recherche de la vérité revient à
remettre en question, spontanément et de sa propre initiative, la conception
que l'on se fait de la vérité. Car d'une certaine manière la violence
ne consiste pas en autre chose que de remettre en question la vérité -
c'est-à-dire, à en nier justement le caractère de vérité. En ce sens la
non-violence n'est pas l'absence de violence mais le fait de se l'affliger
soi-même. Il ne s'agit pas d'ailleurs de se faire volontairement violence
en acte, mais d'accepter à travers la violence de l'autre la souffrance
qui en découle. La violence consiste cependant aussi, et surtout, à imposer
une vérité prétendue absolue. Cette vérité absolue n'existant pas, le
fait d'accepter la souffrance permet d'en éviter la tentation et d'éviter
la tentation de la violence. La souffrance en rappelle les caractères
illusoires.
L'acceptation de la sanction comme acceptation
de la souffrance
Le principe de l'acceptation de la souffrance dans la non-violence correspond
à celui de l'acceptation de la sanction dans la désobéissance civile.
Tous deux enlèvent respectivement à la violence et à la loi ce qui constitue
leur force de persuasion, leur force de contrainte à l'obéissance : la
souffrance pour la violence, la sanction pour la loi. Pour Gandhi "celui
qui n'est pas capable de souffrir ne peut refuser de coopérer"48 . L'assimilation
de l'acceptation de la sanction à celle de la souffrance repose sur la
conception de la vérité chez Gandhi, à travers laquelle celui-ci expose
"trois leçons" pour l'application de la désobéissance civile : l'obéissance,
la tolérance et la souffrance.
Le principe de vérité absolue peut justifier nous l'avons vu de recourir
à la violence afin de punir. La loi a valeur de vérité absolue pour tous
ceux qui en dépendent, sans pour autant qu'il s'agisse de les confondre.
Gandhi est bien clair sur ce point, l'homme ne peut connaître la vérité
absolue. Cependant, dans une société les individus consentent à donner
à la loi un caractère de vérité, et cette vérité qu'ils partagent a pour
chacun d'entre eux un caractère absolu dans la mesure où ils y ont consenti
volontairement ou involontairement. "L'obéissance raisonnée et volontaire
aux lois de l'État est la première leçon de non-coopération"49 , c'est
elle qui confère à la loi son statut de vérité. Dans ce sens, l'obéissance
n'est pas autre chose que la reconnaissance de la loi comme vérité.
La deuxième leçon de Gandhi est la tolérance : "nous devons tolérer de
nombreuses lois de l'État bien qu'elles soient gênantes"50 . Ce type de
considération devrait rassurer ceux qui s'inquiètent du danger que représente
la désobéissance civile pour l'État de droit, au moins concernant l'état
d'esprit de celui qui désobéit. Cette état d'esprit n'est pas simplement
une attitude morale mais une condition pour qu'il y ait désobéissance
civile. Celle-ci "présuppose l'habitude du respect des lois sans en craindre
les sanctions"51 . Accorder à la loi un caractère de vérité absolue suppose
que l'on en accepte aussi la violence. "Ce n'est que lorsqu'un peuple
a prouvé sa loyauté active en appliquant les nombreuses lois de État qu'il
acquiert le droit à la désobéissance civile"52 . Gandhi sous-entend ici
un droit moral à la désobéissance civile. On ne peut pourtant pas parler
d'un tel droit, et même s'il existait, il ne permettrait cependant de
justifier d'aucune manière la désobéissance civile. Tout au plus, ce droit
permet de s'autoriser soi-même vis-à-vis de sa conscience, mais ne représente
en aucun cas une autorisation valable. Il est certain qu'en désobéissant,
il n'est aucune autorisation à attendre ou bien même à rechercher. Seul
importe d'être responsable en ne faisant pas passer ses intérêts particuliers
avant la décision prise avec d'autres de désobéir. C'est pourquoi Gandhi
rajoute à ses propos que "celui qui n'est pas capable de sacrifier sa
propriété ne pourra jamais refuser de coopérer". La seule autorisation
valable est celle qu'apporte la crédibilité de la démarche suivie. Sur
les principes d'obéissance raisonnée et de tolérance repose en fait non
pas la justification de celui qui désobéit mais sa crédibilité. Celui
qui fait acte de désobéissance civile ne peut être un délinquant en puissance,
ou du moins ne peut se permettre de le paraître pour être crédible. Ce
qu'il faut retenir de la citation de Gandhi est le seuil de tolérance
dans l'acceptation de la violence d'une loi. Même si au niveau de la justification
de la désobéissance civile telle que nous avons pu l'aborder précédemment
de telles considérations semblent encore peut-être peu convaincantes,
il s'agit désormais d'analyser non plus seulement la violence et la non-violence
dans leur seul rapport direct, mais de voir leur apport dans l'action
de l'homme et dans son être politique.
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