Chapitre 10

Entre 1988 et ma fugue de 1990, j'ai encore subi cinq avortements, tous à un stade précoce. J'ai fait une fausse couche, peut-être par accident. C'est arrivé juste après qu'ils eurent découvert le jeu de la gégène. 

J'ai souvent pensé au suicide, mais à Epe, je n'ai pas osé et à Elburg, l'existence de mes enfants m'a presque toujours retenue. J'ai bien fait quelques tentatives ; la première, en 1990, juste avant que je ne parte. J'étais à nouveau enceinte et ils m'avaient autorisée à me rendre à La Haye pour un avortement par Stimezo. Cela a été ma dernière grossesse, et l'idée de l'avortement venait de moi.

J'ai dit à Wouter que je voulais avorter pour éviter les complications. Il s'y est opposé, répliquant qu'il pouvait s'en charger lui-même. Alors j'ai dit:

"Mais là, ils le font gratuitement et je peux bénéficier d'un contrôle. J'ai si peur d'attraper l'une ou l'autre maladie, et que vous deviez alors expliquer ce que vous fabriquez."

Ils n'y avaient encore jamais pensé, ils n'étaient pas très intelligents. Soudain, je me suis sentie très sûre de moi., un état qu'ils ne me connaissaient pas. je voulais vraiment avorter parce que j'étais terrifiée à l'idée qu'il arrive à cet enfant la même chose qu'à Patrick. Mais avant que je n'aille à La Haye, j'avais déjà changé d'idée: je voulais garder l'enfant. J'ai décommandé le rendez-vous sans le dire à Wouter.

Je me suis rendue à La Haye pour rencontrer Robert. C'est un homme dont j'ai fait la connaissance par messagerie vocale. Nous étions secrètement en contact depuis quelques mois, mais je ne l'avais encore jamais vu. J'avais appelé la messagerie pour jouer un mauvais tour à Wouter en augmentant la note de téléphone, mais je ne crois pas qu'il l'ait jamais remarqué. Le principe était d'appeler à dix en même temps.

Appeler à dix: je n'y voyais rien d'intéressant, et puis un des correspondants - Robert donc - a demandé s'il pouvait me rappeler. J'ai répondu: "Non" (parce que je ne voulais pas d'emmerdes avec Wouter). "Je t'appellerai, moi. "

"Ce sera cher, parce que tu appelles d'un téléphone de voiture. "

J'ai conclu : "Ne t'inquiète pas, ils ont plein de fric." Et c'était vrai.

Dès ce moment., j'ai appelé Robert trois ou quatre fois par jour, à son travail ou chez lui. Et lentement, nous avons appris à nous connaître, mais je n'ai rien dit de ma situation. Je n'ai pas osé dire une seule fois que j'étais mariée, que j'avais des enfants. Il a demandé si j'avais un ami. J'ai répondu que je n'en avais pas.

Je ne mentais pas; je n'avais pas d'ami. À un moment, il a entendu des voix d'enfants à l'arrièreplan. J'ai expliqué que je gardais les enfants de ma soeur. Puis Barbara a dit: "Maman, je peux avoir une tartine?".

J'ai répondu: "Maman n'est pas là."

Et à Robert: "Je te rappelle."

Nous nous sommes appelés pendant environ quatre mois. La première fois que Robert m'a vue, C'était en secret, au mariage de mon cousin. Celui-ci avait donné une fête au château de Cannenburgh à Vaassen. Robert était venu incognito. Je lui en avais parlé et il m'avait demandé: "Comment s'y rend-on ?"

J'étais si naïve que je ne l'avais pas pris au sérieux. Il s'est promené sur la pelouse et, à la mairie, il s'est assis tout près de moi. Je m'étais décrite physiquement, et à la fête, j'étais la seule blonde. Mais je me suis trahie, parce que les enfants m'accompagnaient. Cela, il me l'a raconté beaucoup plus tard, et je me suis alors souvenue d'une voiture étrangère, que je n'avais jamais vue dans la région, garée au château: un grand bac, une sorte de jeep.

Le jour de mon voyage à La Haye, Wouter m'a plusieurs fois appelée de son travail, pour me retenir. Il est même revenu à la maison dans ce but; par un heureux hasard, il est arrivé au même instant que Marja Boissevain, qui venait me rendre visite. Je lui ai raconté que j'allais à La Haye avec une amie. Elle m'a demandé :

"Tu veux que je te conduise à l'arrêt de bus? " J'avais donc trouvé le moyen de m'enfuir. Je l'ai priée d'attendre à l'arrêt jusqu'à mon départ. Je ne voulais pas lui avouer que j'étais enceinte. Pendant ce petit trajet en voiture, j'aurais pu lui dire la vérité.

Je pensais aussi: encore un petit moment de patience, je pars et l'enfant pourra naître normalement; je devais pouvoir le surmonter. J'avais fait garder mes enfants; c'était le plus dur, j'aurais bien sûr préféré qu'ils m'accompagnent. Mais je partais du principe qu'à midi je raconterais tout à Robert et qu'il m'aiderait à les récupérer, au besoin avec l'aide d'amis.

Je devais le retrouver à la gare centrale. Je ne savais pas du tout à quoi il ressemblait. Je me suis assise près de deux vieilles nonnes, j'ai regardé les trains; cela me semblait une bonne solution, Robert me reconnaîtrait de toute façon. Alors que j'attendais, quelqu'un m'a donné une lettre par-dessus l'épaule en disant: "C'est pour toi. "

Ce billet m'enjoignait de marcher jusqu'au parking, d'y trouver la jeep et d'y monter, cela ne pouvait pas échouer.

Robert avait manifestement lu trop de romans policiers, mais je trouvais cela terriblement amusant et excitant.

Je suis tout de suite tombée amoureuse de lui. Il se comportait normalement. Il n'emmerdait pas mon corps. Peut-être l'avenir me réservait-il de bonnes surprises? je pense que j'étais amoureuse, mais je dois avouer que je ne savais pas précisément ce que cela signifiait; c'est peut-être bête. Je ne lui ai pas dit que j'étais venue à La Haye pour cet avortement; il a seulement trouvé étrange que je lui aie fixé rendez-vous si tard dans l'après-midi.

Robert m'a emmenée à la plage, je n'oublierai jamais ce jour. Le temps était radieux. Nous nous trouvions au sommet d'une dune, près de Scheveningen, et sur la plage, beaucoup de gens prenaient des bains de soleil. Je n'avais encore jamais vu la mer, n'étant pas allée plus loin que la plage de Veluwe. Pour la première fois aussi, je ne craignais plus la foule.

Je voyais ces grands espaces et... c'était le pied. Pour la première fois de ma vie, pendant quelques secondes, j'ai eu le sentiment d'être libre... et je sentais ce qu'était la liberté. C'était un moment important, parce que j'ai décidé que mes enfants devaient absolument voir cela, le ressentir et l'expérimenter. Tout cela devait nous être permis.

Nous sommes allés à la plage; il y avait un monde fou, mais je trouvais cela délicieux. Je n'avais pas de maillot de bain, et même si j'en avais eu un, je n'aurais pas osé le porter: je ne voulais pas que Robert voie mes cicatrices.

Aujourd'hui encore, je ne porte jamais de maillot sans le cacher sous un T-shirt. Mais je trouvais déjà délicieux d'être à la plage.

Ce jour-là a été décisif. J'avais déjà caressé l'idée de foutre le camp, sans la concrétiser; je ne savais pas comment m'y prendre toute seule, et je ne savais pas non plus où aller. Avec Robert, la possibilité se dessinait pour la première fois. Pendant les mois où nous nous téléphonions, je n'avais jamais réfléchi aussi sérieusement à cette question.

Robert ne voyait aucun inconvénient à ce que je sois mariée et mère de famille.

Mais je n'arrivais pas à exprimer ce que je désirais; les mots ne venaient tout simplement pas. Je n'osais pas. Quand je l'ai vu, j'ai eu peur, je pense. Lors des conversations téléphoniques, je m'étais fait une tout autre image de lui.

Je le voyais comme un freluquet prêt à m'obéir. Mais il était si grand, si fort, quelque chose me retenait. J'avais peur de ses réactions, peur qu'il me trouve insignifiante. Je lui ai seulement dit que je voulais me séparer de Wouter parce que nous ne nous entendions pas, en laissant toutefois sous-entendre qu'il y avait davantage. Il m'a demandé pourquoi, alors, et je ne lui ai rien raconté.

J'ai dit : "Je ne peux pas " et il a été très respectueux.

Alors, je lui ai donné mon numéro de téléphone et la permission de m'appeler. Pendant ces longs mois, c'est toujours moi qui l'appelais. Si Wouter décrochait le téléphone, il répondrait: "Vous faites erreur. "je me souviens d'une fois, c'était bien. Le téléphone a sonné, j'ai décroché, j'ai entendu: "C'est Robert. " Même si j'avais très peur de Wouter et de ma mère - elle était présente à ce moment-là -, je lui ai parlé normalement: comment ça va, etc. Quand j'ai raccroché, Wouter a dit: "Quelle drôle de conversation. Qui était-ce ? "

"Une ancienne amie d'école qui a appris que j'habitais ici. Je ne sais pas comment, peut-être par un des clients. "

Donc, le soir, j'ai repris le train, avec des pieds de plomb., je rentrais à Elburg seulement pour les enfants. Il n'y avait aucun bus qui allait de Zwolle à Elburg, j'ai donc appelé Wouter pour qu'il demande à Adriaan de venir me chercher à la gare. Adriaan vivait avec sa fiancée au Domaine. Comme l'angoisse m'empêchait de tenir debout, je me suis assise à même le sol. Les lieux étaient déserts. Une voiture de police, avec deux agents, un homme et une femme, s'est arrêtée. L'agent m'a dit que je ne pouvais pas traîner près de la gare. J'ai répondu qu'on venait me chercher. Oui, mais on ne pouvait pas traîner là et lorsqu'il reviendrait, je devrais avoir déguerpi. Heureusement, mon frère est arrivé un peu plus tard avec sa fiancée. J'étais contente qu'ils me ramènent à la maison; j'espérais qu'ils entrent, afin que Wouter n'ose rien tenter contre moi et que je puisse avec joie retrouver mon lit. Mais ils m'ont déposée devant la porte et une fois à l'intérieur, j'ai reçu une raclée. J'ai dit à Wouter: "je n'ai pas pu, et je ne peux pas m'en débarrasser."

Il a répondu: "Alors, je le ferai moi-même."

Il m'a traînée par les cheveux jusqu'à la salle de bains. Là, il a branché le conduit du chauffage central au robinet et l'a enfoncé dans mon vagin. Ainsi, le courant a emporté le foetus. On reconnaissait déjà un petit garçon, qui devait avoir environ cinq mois. je ne sais pas ce qu'il est devenu, je crois qu'il a fini dans un sac poubelle.

Le lendemain, j'ai avalé tous les médicaments de Wouter. Il avait une pleine boîte de pilules contre l'hypertension.

J'imaginais depuis longtemps que si sa tension baissait en prenant une seule pilule, la mienne tomberait complètement si je les avalais toutes. J'avais déjà appelé en cachette un médecin à Kampen, et je lui avais demandé ce qui arrivait quand on en prenait trop.

La réponse était: "Je ne le conseille pas, car je ne pense pas qu'on survive. "

Wouter stockait deux boîtes à l'étage, et je savais qu'au rez-de-chaussée, il y avait encore une boîte contenant une vingtaine de pilules. J'ai calculé que si j'avalais les deux boîtes d'en haut et celle d'en bas, j'y passerais. J'ai pris les cachets, du jus de pomme et un verre d'eau, en évitant Wouter. Il bavardait avec ma mère. Je suis remontée, j'ai défait toutes les plaquettes et j'ai avalé les pilules. Mais, à ce moment-là, le téléphone a sonné. Je devais faire une collecte. J'ai tellement bredouillé en répondant que cette personne a appelé le médecin. Plus tard, elle m'a retéléphoné pour me demander ce que j'avais fait et pour m'adjurer de penser à mes enfants. Je n'avais pas du tout réfléchi à cela. Merde, mes enfants se retrouveraient seuls avec des cons. J'aurais voulu tout annuler, mais mon estomac se vidait déjà et j'avais toutes sortes d'hallucinations - à l'hôpital, ils continueraient sûrement à me tor-turer.

Finalement, j'ai appelé mon médecin traitant, qui m'a fait conduire à l'hôpital de Zwolle. Là, ils m'ont enfoncé un tuyau dans la gorge pour que tout ressorte. je suis restée quelques jours en soins intensifs; deux infirmiers sont venus m'annoncer qu'ils avaient prévenu Wouter, que je devais rester là quelque temps pour me reposer.

J'ai demandé où.

On m'a répondu: dans un service où je pourrais me retrouver seule avec moi-même. Je n'ai pas compris qu'il s'agissait d'un service psychiatrique, jusqu'au moment où j'y suis entrée. J'ai piqué une crise, ils m'ont donc passé la camisole de force. Je voulais m'enfuir. Quand finalement je me suis quelque peu calmée, et qu'on m'a enlevé cette camisole, je suis allée m'asseoir dans le couloir près de la porte. Quand un patient libérable ce jour-là l'a franchie, je me suis échappée. J'ai attendu l'heure de visite de Wouter et oncle Harm, et je suis partie avec eux. À l'hôpital, personne ne m'avait demandé ce qui clochait.


home | email