Chapitre 11 

Après ce dernier avortement, j'ai su que je devais m'enfuir, et vite. Mardi 31 juillet 1990: le grand jour; cette date restera à jamais gravée dans ma mémoire. J'avais vingt-deux ans. Wouter était revenu à la maison la veille, après un concert de son orchestre. Je l'ai vu devant la porte en train de peloter une inconnue. C'est la goutte qui a fait déborder le vase, et Robert m'a donné le courage de sauter le pas.

Le lendemain, Wouter a annoncé que cette femme se joindrait à nous. Je me suis dit: jamais de la vie, je ne veux plus qu'il y ait de femmes; c'était le moment ou jamais de partir. Je l'ai donc prévenu que je m'absenterais un moment. Wouter a répondu: "Pars si tu veux. Dans une demi-heure, ta mère vient surveiller tes enfants. " Il lui fallait un quart d'heure pour se changer et partir; j'avais donc ce même laps de temps pour embarquer mes enfants à vélo et gagner la Croix verte.

C'était terrifiant. La Croix verte se trouvait à quelques minutes de vélo, mais je paniquais tellement que le trajet me semblait prendre des heures; un sentiment que l'on éprouve souvent dans les cauchemars. Mieke n'avait pas encore deux ans, elle s'agitait dans tous les sens sur le petit siège devant moi. Barbara avait trois ans et Max quatre. Ils étaient assis sur le porte-bagages. Barbara s'est mise à pleurer très fort. J'ai dit: "Les enfants, il faut le faire parce que maman le veut. Quand nous serons arrivés, tu recevras une très belle poupée que tu pourras habiller. " "Oui, mais je n'ai pas d'habits! "

Elle n'était vêtue que d'un lange et d'une petite chemise. J'ai dit: "Tu en auras. " Mais naturellement, je n'avais pas emporté de vêtements. Dans la hâte, j'avais seulement attrapé un shampooing, un peigne, quelques petits jeux pour les enfants, un drap, une serviette ; tous ces ustensiles dont j'ai pensé bien plus tard qu'ils étaient inutiles. J'avais aussi subtilisé vingtcinq florins sur la table. Un sac de langes sur le guidon, et nous n'avions rien de plus. Ainsi, nous sommes partis. Je ne le referai pas. L'infirmière du quartier donnait aussi des soins à domicile. Mes enfants l'appelaient toujours Mammy. C'était un ange. (J'ai prénommé ma fille Mieke en son honneur.) Pour la fête des mères, je lui apportais toujours une petite plante.

Elle savait bien que rien ne tournait rond et que beaucoup de choses s'étaient passées à la maison, mais nous n'avons jamais approfondi la question. Elle venait de partir quand nous sommes arrivés à son bureau; j'ai donc appelé l'assistance sociale et demandé qu'on nous emmène à Epe.

J'ai dit: "Je dois partir, je ne m'en sors pas. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi, mais je sais très bien que mes enfants et moi sommes battus quand mon mari rentre à la maison. "

C'est la seule chose qui me soit venue à l'esprit. Je pouvais difficilement raconter ce qui étaitarrivé; ils seraient devenus fous et ne m'auraient pas crue. J'ai appelé ma soeur. Elle m'a dit qu'elle était de tout coeur avec moi et que je pouvais me réfugier chez elle. Une femme est venue me chercher en voiture pour m'y conduire. J'ai laissé le vélo à la Croix verte. De chez ma soeur, j'ai appelé Robert pour lui annoncer que j'avais quitté Wouter. Il trouvait cela fou. Ma soeur n'imaginait pas qu'il y ait quelqu'un d'autre dans ma vie - je n'avais encore parlé à personne de Robert. J'ignore ce qui a pris à ma soeur, mais elle n'a pas voulu de moi chez elle. Elle a prétexté que la maison était trop petite, mais deux mois plus tard, elle m'a permis de revenir passer la nuit chez elle. Je suis restée une heure et demie chez elle, m'occupant à chercher un refuge. J'ai appelé Ria, mon amie du home pour enfants. J'étais restée en contact avec elle pendant toutes ces années. Elle habitait un appartement à Ede.

Je voulais lui demander de m'héberger, mais elle me l'a spontanément proposé. Ma soeur a demandé à son beau-frère Arend de me conduire à la gare d'Apeldoorn, puisqu'il avait une voiture. Arend a accepté moyennant dix florins. Cela m'était complètement égal pourvu que je m'en sorte - mais on se souvient malgré tout de ce genre de détail.

Lorsque nous sommes arrivés à Ede, Wouter était pendu au téléphone. Il a pris un ton doucereux, je lui manquais et il voulait voir les enfants. Je lui ai répondu que je n'étais pas dupe, que j'en avais déjà vu de toutes les couleurs ; il a promis que tout changerait, qu'au besoin, il romprait avec mes parents. Il a réitéré toutes les promesses que j'entendais depuis des années. J'ai dit: "Tu ne m'auras pas. Si tu m'approches, j'appelle la police, je ne veux plus avoir affaire à toi. " "Oui, mais j'aime les enfants. "

"Tu ne l'as jamais montré, sauf en présence de témoins. " Mon départ m'avait rendu quelques forces. Ria louait une chambre, une cuisine, un hall, une douche et un W.C. au septième étage. Dans la petite cuisine, on ne pouvait pas se tenir à plus de deux. Un enfant dormait là, un autre dans le hall et un troisième avec nous dans la chambre. Elle avait un grand chien. C'était donc intenable. Le premier soir, les enfants se sont vite endormis, mais les soirs suivants, nous habitions une maison de fous. Les uns voulaient dormir ici, les autres là, ils pleuraient, devaient aller aux W.C. ; langes sales, glapissements et piaillements. Heureusement, Robert me donnait beaucoup de force. Les enfants l'ont vu là pour la première fois. En fuite de fin juillet 1990 à avril 1991, j'ai habité clandestinement à différentes adresses ; à cette époque, il était mon vrai soutien et mon refuge. Il venait me rendre visite régulièrement et me téléphonait une fois par jour. La situation devenait donc intenable à Ede. Ria faisait la lessive, le soir dans la cuisine, pendant qu'un enfant y dormait. Elle a aussi cuit des pommes de terre dans une poêle pleine d'huile bouillante à côté d'un enfant qui dormait. Elle était un ange de nous accueillir, mais je devenais folle. Il fallait nous en aller rapidement.

J'avais naturellement pris contact avec l'assistance sociale. Le 8 octobre, je suis allée voir un avocat pour demander le divorce, pendant qu'une femme du quartier s'occupait des enfants. Martin, l'assistant social, M'a conseillé d'aller au foyer pour femmes en détresse à Weiteveen, quelque part dans la province de Drenthe. Il a voulu m'y emmener, mais j'ai préféré y aller seule avec mes enfants, en train jusqu'à Emmen puis en bus.

Je n'ai pu y rester qu'une heure, quel asile de fous Des tas de femmes en train de pleurnicher... "Mon mari m'a donné une gifle. " Je pensais: avez-vous fini de me casser les oreilles ? Une petite tape ? Elles voulaient me retenir, elles ne trouvaient pas intelligent de me laisser partir. Imaginez que je rencontre leur mari ?

J'ai dit: "Maintenant, advienne que pourra; tout plutôt que cet endroit."

J'ai appelé Ria pour qu'elle se renseigne à l'Armée du Salut. Martin aussi me l'avait conseillé, mais l'Armée du Salut à Amsterdam n'avait pas de place disponible. Le Goodwill Centrum, sur la route de La Haye, pouvait m'héberger une nuit.

Entre-temps, Robert m'avait donné de l'argent, sans lui je n'avais pas un sou. Lui ne pouvait pas m'héberger car il habitait avec sa mère.

Le soir à dix heures, je me suis retrouvée avec mes enfants à l'Armée du Salut.

C'était de pire en pire, d'une crasse incroyable. Barbara y a contracté une infection à l'oeil, sans doute à cause des draps sales. Mais les enfants étaient si fatigués que je me suis dit tant pis, pour cette nuit-là nous avions au moins un toit au-dessus de la tête. Le lendemain, je n'ai trouvé nulle part où aller. J'ai eu une longue conversation avec l'assistante sociale, très gentille d'ailleurs. Je n'ai pas creusé le sujet, mais elle a compris l'essentiel, et aussi que j'étais incapable d'en parler. Elle m'a permis de rester jusqu'à ce que nous trouvions un autre endroit pour vivre.

Je suis donc restée là jusqu'à la mi-septembre, parmi quatorze femmes. L'une s'était échappée d'un asile d'aliénés. Elle devait y retourner chaque semaine pour

recevoir une piqûre, sans quoi elle avait de terribles crises d'hystérie et cassait tout. Mais après la piqûre, c'était une femme adorable qui jouait très gentiment avec les enfants. Il y avait aussi une femme qui avait vagabondé durant des années. Elle avait un visage vieux et dur, mais aussi un coeur d'or et elle était toujours disponible pour moi. Elle allait nous chercher du pain, bien qu'elle puisse à peine mettre un pied devant l'autre, à cause de trois orteils amputés et d'une patte folle. C'était très ennuyeux parce qu'elle était lesbienne, mais je me suis un jour fâchée pour qu'elle garde ses distances et elle s'y est tenue.

Là, j'ai beaucoup appris sur l'amitié. J'avais toujours pensé: l'Armée du Salut ? Des rôdeurs, une bande de..., mais je les voyais à présent d'un autre oeil. Certaines femmes, malgré leur maigre revenu, achetaient des vêtements pour mes enfants, simplement parce que je n'avais ni argent ni toit.

Il y avait des enfants, des vieux, des hommes, des femmes. Quelques-uns travaillaient au-dehors; une femme, chassée de chez elle, passait la nuit au refuge... Il y avait toutes sortes de gens. Chaque jour nous recevions un repas surgelé et le samedi, nous cuisinions à tour de rôle. Le bâtiment des femmes se trouvait à l'arrière. De dix à seize heures, nous ne pouvions pas fréquenter l'espace communautaire parce que des hommes y travaillaient, buvaient du café et jouaient aux cartes. On ne pouvait pas les approcher, les hommes et les femmes vivant séparément. Beaucoup de souvenirs me hantaient toujours, mais je me sentais quand même bien, quelle que soit la faune. Je suis souvent retournée à Scheveningen avec Robert, je ne m'en lassais pas. (Aujourd'hui encore, je trouve merveilleux de marcher sur une plage.) Et nous nous sommes promenés. Je lui ai tout raconté. J'ai pensé qu'il ne me croirait pas, que j'allais encore m'en prendre plein la gueule, mais il m'a crue et il a insisté pour que je fasse une déposition. Grâce à lui, j'ai finalement osé.

Je ne voulais pas vivre avec lui, même si l'occasion s'en était présentée. Je voulais d'abord apprendre à me débrouiller seule. Parfois j'avais hâte de le quitter, parfois j'étais impatiente d'habiter avec lui: duplicité étrange.

Après six semaines environ, l'assistant social d'Ede m'a appelée. Il m'a dit: "J'ai pu te trouver une caravane à l'année. Ce n'est pas le nec plus ultra, mais tu pourras t'en satisfaire."

Je voulais partir à cause de l'infection à l'oeil de Barbara. Ils m'ont emmenée à Ede avec tout un groupe, dans le petit bus de l'Armée du Salut. Les enfants trouvaient cela amusant. Ils étaient assis sur les genoux des uns et des autres, mais une fois dans la caravane, ils ont déchanté. C'était l'automne et il faisait de plus en plus froid. Il y avait un lit pour deux, sur lequel les enfants dormaient dans mes vêtements faute de couvertures. Nous n'avions ni drap, ni serviette, ni taie d'oreiller. Le magasin du camping étant beaucoup trop cher, je devais marcher quelques heures avec mes enfants pour aller m'approvisionner au supermarché du village. Nous avons essayé une nouvelle fois d'habiter chez Ria, mais nous sommes vite revenus dans la caravane. Heureusement, Robert venait souvent me rendre visite. Les enfants ont commencé à l'appeler "papa Robert". À ce moment-là, mon avocat et celui de Wouter ont concocté un droit de visite. J'avais prévenu mon avocat que je refusais, mais lorsque je me suis soudain trouvée au pied du mur, j'ai dû accepter. C'était début octobre. Ma soeur m'a appelée pour me dire que je pouvais occuper une maison de vacances avec deux chambres à coucher, une salle de séjour et une cuisine, au camping De Herten à Emst. J'y ai vécu quelques semaines. Quand mes enfants passaient le week-end chez Wouter, je dormais chez ma soeur, car je ne pouvais pas rester seule.

La première fois que Barbara est revenue de chez Wouter, elle n'a pas dit un mot. Elle ne m'a pas embrassée, elle gardait ses distances. Max parlait sans arrêt, Mieke racontait beaucoup de choses, Barbara ne disait rien. Quand on voulait la toucher, elle se retirait effrayée. Cela a duré tout un temps. Quand mon beaufrère ou un de mes amis venait, elle se glissait dans un coin. Selon moi, il s'était passé quelque chose.

J'ai appelé Irène Wever au commissariat d'Epe. Pour la première fois depuis mon départ, j'appelais la police à l'aide. Elle a dit qu'on pourrait ouvrir un dossier d'enquête en s'adressant à la police des mineurs d'Apeldoorn. Mais comment Barbara réagirait-elle si on l'examinait ? J'avais déjà moi-même constaté des écorchures et des irritations. Irène pensait qu'une enquête lui ferait plus de tort que de bien.

Elle a dit: "Nous avons constaté le problème et nous pouvons le consigner. "

Quelques mois plus tard, Barbara a fait une révélation. "J'ai dû avaler un liquide visqueux qui coulait du zizi de papa. " J'ai noté quelques détails à ce sujet dans mon journal. C'était le 1er février 1991, donc juste après le premier procès.

"Papa voulait mettre son zizi dans mon pète. Je ne veux plus aller chez papa. Papa me fait mal avec son zizi. " Elle pleurait fort et je pouvais difficilement la calmer. Elle voulait bien aller au lit si je restais près d'elle.

J'ai reçu une gifle en pleine figure. J'avais tout fait pour préserver mes enfants, et il s'avérait que je n'y étais pas parvenue.


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