À la fin du mois de septembre 1993, j'ai revu mon père pour la première fois, après presque trois ans de séparation. J'avais moi-même dit à la justice que je voulais lui parler. Je voulais mettre les choses au clair: était-ce moi qui mentais ? Avais-je tout inventé ? Ou était-ce lui qui ne disait pas toute la vérité ? La rencontre s'est déroulée au poste de police. J'avais une terrible appréhension et j'ai dû rassembler tout mon courage car je pensais que ce serait un des moments les plus pénibles de ma vie. J'ai exigé qu'il y ait une table entre nous, deux hommes à ses côtés et deux aux miens. je connaissais trop bien ses accès de colère. En fin de compte, c'était à cause de moi qu'il était en prison. je redoutais qu'il me saute dessus, ou que moi je me jette sur lui. je suis restée bouche bée lorsque je l'ai vu entrer. On s'occupait bien de lui en prison. Il avait une apparence soignée, avec ses nouvelles dents et son costume. Mais il m'apparaissait soudain si petit, si petit bonhomme... je me souvenais d'un géant. Et ses mains ! je me rappelais deux énormes pattes, j'étais sidérée de voir deux petites mains boudinées. J'y pense encore. Il semblerait qu'en trois ans je sois passée de l'enfance à l'âge adulte. Il n'avait rien d'agressif, il était gentil et timide. J'avais pitié de lui. Nous étions tous les deux très contents de nous revoir, tout en nous le trahissait. J'avais raconté aux enfants que j'allais voir mon papa et je leur avais demandé de lui faire un dessin. Max m'a demandé ce qu'il devait dessiner. Je lui ai répondu que mon papa aimait beaucoup les animaux et les arbres. Il a donc dessiné un bois plein d'animaux et a rajouté une petite histoire. Mon père a pris les dessins comme s'ils valaient de l'or. Il trouvait dommage de les plier, il les a donc roulés avec précaution et glissés dans sa poche intérieure. J'avais apporté des speculoos fourrés car je savais qu'il adorait cela. Nous espérions que le choc de la confrontation réveillerait sa mémoire. Il peut se souvenir de détails les plus étonnants, par exemple des vêtements que je portais et de la couleur de mes chaussures les jours qui ont précédé le meurtre de Sion et de Sanne. Il se souvient aussi que j'étais enceinte, et de ce que je portais le jour de l'anniversaire de ma grand-mère, le 30 avril. Il se rappelle même ce que nous avons mangé le lendemain. Mais du jour en question, il n'a soudain plus aucun souvenir. Les noms de Sjon, Sanne, Jamy et Melany lui disent quelque chose, mais il est incapable de les situer. J'avais soupçonné son avocat de lui avoir suggéré cette stratégie. Mais lorsque je l'ai vu se creuser la tête pour essayer de se souvenir, j'ai compris qu'il ne jouait pas la comédie. Il était de toute façon trop stupide pour être capable de feindre si bien. Il n'en a vraiment aucune mémoire. Il a néanmoins reconnu qu'il se rappelait quelques bribes. Ce qui ressort de ses paroles, lorsque l'on aborde le sujet des naissances, est qu'il craint terriblement que l'enfant soit de lui. Il faut qu'il disparaisse, car il est peut-être de moi. La police pense qu'il a une "double personnalité " et que la première ignore ce que fabrique la seconde. Mes parents parlent de "bébés ", de "jumeaux", et j'en conclus qu'il ne peut s'agir que de Patrick, et qu'ils connaissent les noms des jumeaux qu'ils ont assassinés. Ma mère ne cesse de répéter: "Ah! ce n'est que le début, ce que nous avons avoué n'est que la partie visible de l'iceberg. " Et ensuite elle ne dit plus un mot. Lors de notre confrontation, mon père a reconnu m'avoir avortée et avoir mis au monde un enfant qu'il a ensuite tué. Mais il ne se rappelle toujours pas le meurtre des jumeaux. Il est épouvanté à l'idée de ce que raconte la police, et que ce qui est écrit à son sujet soit vrai. Il pense que sa vie est finie. je lui ai dit: "Arrête tes conneries, papa, quand tu sortiras de prison, nous serons encore là. N'oublie pas tes petitsenfants. " Il a alors repris espoir, son regard s'est illuminé d'étonnement: tu es sérieuse ? Je me pose chaque jour cette question: est-ce vrai ce que je dis ? Suis-je sacrément double ? Suis-je capa-ble de pardonner à mon père s'il avoue tout et montre qu'il a des remords ? Non, je ne pense pas. Après tout ce qu'il a fait, il mérite une balle dans la tête. Même s'il disait: " Tout est vrai et je m'en veux terriblement" je ne pourrais pas encore lui pardonner. Je ne veux plus avoir affaire à eux, car cela reviendrait à faire voler en éclats tout ce que j'ai construit. Mais je mentirais si je prétendais que je ne l'aime pas. je ne sais pas si c'est réciproque. Lorsque je l'ai revu ce mercredi, j'étais complètement bouleversée. Après l'entrevue, je pleurais dans le couloir. J'ai dit à Marcel: "Malgré tout, il reste mon père." "Pourquoi ne le lui dis-tu pas? " J'en étais incapable. je suis retournée dans la pièce pour lui dire au revoir. Il m'a demandé s'il pouvait m'être d'un quelconque secours, et il était réellement sincère. Si j'avais besoin d'argent, je ne devais pas hésiter à lui en demander. Il devait encore avoir un compte en banque quelque part. Il se tenait là en face de moi, maladroit. Il m'a tendu la main, mais je me suis jetée à son cou et nous avons pleuré dans les bras l'un de l'autre. je lui ai dit que je l'aimais et que je ne voulais pas me séparer de lui. Il m'a répondu qu'il m'aimait et qu'il allait faire de son mieux pour pouvoir tout avouer. Je n'oublierai jamais cet instant. Encore maintenant, lorsque je me trouve au poste de police, je ne peux pas m'empêcher de jeter un regard dans la pièce où j'ai revu mon père. Là, il a été très proche de moi, là pour la première fois nous avons parlé de personne à personne,' Il l'a lui aussi reconnu. Mais maintenant que mon père et ma mère se sont rétractés, mon père me donne à nouveau le coup de pied de l'âne. C'est typique: chaque fois qu'ils peuvent être ensemble, comme par hasard, ils rétractent leurs aveux. Je suis venue habiter ici le 9 avril 1991, mais il ne faut surtout pas imaginer qu'à partir de ce moment, le bonheur a commencé. Quatre jours plus tard, les voisins sont venus pour lier connaissance. Robert leur avait dit l'une ou l'autre chose sur mon passé, ce qu'il n'aurait évidemment jamais dû faire. En un rien de temps, tout l'immeuble savait que j'avais été maltraitée, que mes parents avaient été condamnés pour cela, ce qui avait eu lieu et ce qui pouvait encore avoir lieu. Comme si le diable s'en mêlait, toute une racaille de maquereaux est venue me voir. Vous faites erreur., ceci est un immeuble normal. Un membre du personnel de la maison royale habite même l'appartement d'à côté, non mais qu'est-ce que vous croyez ? La municipalité ne m'avait pas prévenue qu'une prostituée, une certaine Bianca, qui exerçait chez elle, avait habité ici. Elle était partie en mettant la clé sous le paillasson. L'appartement venait d'être vidé, c'est pourquoi j'ai pu y emménager. Les maquereaux ont dû penser que Bianca était de retour. Une autre fois, un marchand de beignets du centre commercial est venu me voir, il voulait me parler. Il avait demandé aux enfants où était leur père. Ceux-ci avaient répondu "en prison". Manifestement, il avait trouvé une bonne occasion de secourir la veuve et l'orphelin. Les voisins ont appelé la police et Bumper est venu le chercher. J'ai appris par la suite qu'un de ses collègues s'était écrié : "C'est sûrement Yolanda ! " Comme si j'y étais pour quelque chose. Barbara est un jour rentrée à la maison hors d'haleine, disant qu'un homme avait tenté de l'attirer dans sa voiture. je me suis immédiatement levée. Il y avait quelques personnes dans la rue. Lorsque le conducteur de la voiture nous a vus, il est parti, mais j'ai noté son numéro d'immatriculation et je l'ai communiqué à la police. Ils ont à nouveau eu cette réaction: "Encore Yolanda. " Il s'est avéré que l'homme était en relation avec la police. Je dois beaucoup à Robert. Il était pondéré, honnête et gentil. Il connaissait mon histoire de A à Z. Il m'a appris à pleurer et j'en suis très heureuse. Souvent il disait qu'il ne partirait pas avant que je ne me laisse aller et que je pleure. Auparavant, on m'interdisait de pleurer. Cela mettait mes parents en colère. Encore maintenant je me retiens neuf fois sur dix. Parfois je me laisse aller un petit peu, par exemple lorsque j'ai vu le film sur ce petit garçon enlevé et maltraité: My first name is Stevein. J'ai pleuré, mais c'était une exception. Je revenais de chez le juge d'instruction lorsque ma mère est arrivée. Il y avait trois enquêteurs avec moi, je me sentais par conséquent en sécurité, et je me suis laissé c'aller à mes pleurs. Pendant quelques instants, j'ai pleuré sur l'épaule de quelqu'un. C'était la première fois que je pleurais ainsi à cause de mon passé. Je considère en fait Robert comme une des personnes qui m'ont sauvée. J'ai vécu toute ma vie au fond d'un puits très profond. J'ai essayé à maintes reprises de me hisser hors de ce puits, mais à chaque fois je retombais au fond... jusqu'au moment où Robert est apparu dans ma vie: il a descendu une échelle.'dans le puits. Finalement j'ai mis fin à notre relation parce que lui aussi adhérait au club S.M. J'attire ce genre d'individu comme un aimant. je me suis rendu compte après que ce n'était pas normal. C'est à Vaassen que j'ai compris cela, mais ces choses ne m'effrayaient plus : le sexe était pour moi nécessairement S.M. ; j'étais habituée à être attachée, je n'avais jamais connu autre chose. Il ne faut pas oublier que la seule chose qui m'ait fait fuir, c'était les meurtres de mes enfants. je me foutais du reste qui était pour moi tout à fait normal. Avec Robert, ce n'était de toute façon rien en comparaison de ce que j'avais vécu auparavant. C'était un petit jeu S.M., beaucoup plus doux et avec peu de coups. De plus, je l'aimais, ce qui rend d'office le S.M. très différent. Robert et moi avons créé une petite "alliance" afin de gagner de l'argent, et de nous venger de tous ces salauds qui ne comparaissaient pas devant le tribunal. Je voulais tous les descendre, mais j'ai abandonné cette idée. L'idée de collaborer pour gagner de l'argent était celle de Robert, mais il m'a demandé si j'étais d'accord. Comme je me suis toujours sentie son égale, j'ai dit oui. je trouvais cela en fait dans l'ordre des choses. Si j'élève mes enfants en leur disant qu'ils peuvent faire leurs besoins dans le couloir, en ne leur disant jamais que ce n'est pas normal, ils agiront toujours ainsi. En ce qui concerne les clients, je ne connaissais que cela, je ne pouvais donc faire autrement. je n'en retirais aucun plaisir, mais aucune tristesse non plus. L'" alliance" que nous allions ainsi former me semblait tout à fait normale. Heureusement, des personnes en qui j'avais une entière confiance m'ont ouvert les yeux sur ce projet totalement dingue, en me disant que ce n'était pas "normal ". Par exemple Bumper, mon ami à la police. J'avais fait sa connaissance pendant l'été 1991. Un soir, les voisins avaient entendu un tapage infernal et des cris. Ils avaient vu quelqu'un partir en claquant la porte d'entrée. Ils avaient donc appelé la police. Je flippais. Robert m'avait attachée sur le lit. je devais inconsciemment me rendre compte que ce n'était pas bien parce que je me suis mise à crier comme un putois. Je ne voulais vraiment pas, mais il pensait que c'était un jeu pour l'exciter. Ensuite, il s'est tiré sans me détacher. Les enfants ne s'étaient pas réveillés malgré tout le boucan. Ils étaient habitués depuis longtemps à ce que je pousse des cris. À Elburg, ils n'entendaient rien d'autre. Si on habitue ses enfants à avoir quotidiennement de la musique à plein tube, cela ne les empêche plus de dormir. Bumper et un collègue ont forcé la porte et m'ont détachée du lit. Es étaient au courant de mon passé, ils ont donc pensé que quelqu'un d'Elburg ou d'Epe avait retrouvé ma trace. Ils ont fouillé toute la maison. J'étais furieuse : "Vous vous cassez la tête avec cet incident alors que le plus grave reste impuni." Bumper a voulu savoir quoi. C'est ainsi que tout a commencé. Grâce à lui, j'ai fait une deuxième puis une troisième déposition au sujet des meurtres de mes enfants' et de la complicité de la police d'Epe. Après l'incident de ce soir-là, il est très souvent venu me voir et il est devenu petit à petit mon confident. Je lui ai d'abord raconté les meurtres. Et comme je savais que je pouvais lui faire confiance à cent pour cent, j'ai ensuite osé lui parler de la complicité de la police. Je pense que Bumper n'était pas uniquement mû par une simple curiosité professionnelle ; j'ai senti chez lui quelque chose comme de la véritable compassion. C'est un homme spontané: lorsque quelque chose ne va pas, il le dit; si je ne réponds pas correctement, il pose des questions jusqu'à ce qu'il sache; s'il estime que je raconte des bêtises, il me le dit sans mâcher ses mots. -Il posait sans cesse des questions, fouillait mon passé. J'ai fini par dire : "Bon d'accord, je vais prononcer certains mots, et tu me dis ce qu'ils signifient pour toi." J'ai par exemple dit: "viol". Cela signifiait pour lui : rapports sexuels contre la volonté de la victime. Et au mot "cannibale", il a réagi en disant que c'était un mangeur d'hommes. Un gouffre s'est ouvert sous mes pieds. je n'étais plus capable d'articuler une syllabe. Ce mot n'était pas dans la suite logique des autres, mais Bumper pressentait qu'il cachait sûrement beaucoup de choses. Il a donc cherché à savoir jusqu'à ce qu'enfin j'ose lui raconter le meurtre de Patrick. J'avais lancé l'idée de ce jeu verbal parce que je voulais absolument m'assurer de sa confiance. Souvent j'avais dévoilé ces choses - par exemple à des assistants sociaux - mais ceux-ci ne s'y arrêtaient pas. je me refermais donc comme une huître. Bumper par contre écoutait. J'ai passé un an et demi à raconter presque exclusivement les meurtres de mes enfants. En décembre 1992, il a rédigé la déposition. Bumper a été, après Joop, le deuxième à me prendre complètement au sérieux, à ne pas me considérer comme une mythomane déformant la réalité... pourtant j'en avais froid dans le dos. Vous trouvez cela fou ? J'étais oppressée à l'idée qu'il me croie, parce que je ne pourrais plus m'insurger contre lui ni le contredire. À quelqu'un qui ne me croyait pas, je disais tout simplement "couillon " et je m'en allais. Maintenant, il y avait soudain quelqu'un qui me croyait et il fallait que j'aille plus loin et que je me confie davantage à cette personne... je n'avais jamais connu cela. Lorsqu'il repartait le soir après que je lui eus raconté une partie de mon histoire, je paniquais à l'idée qu'il me prenne pour une folle, qu'il me laisse tomber. Devais-je faire quelque chose ? je n'en avais aucune idée. Pouvoir compter sur quelqu'un m'oppressait complètement. Il est venu de plus en plus souvent; au début en qualité de policier, ensuite en tant qu'ami. Il m'appelait aussi pour voir si j'allais bien ou si j'avais besoin d'aide. Sans Bumper, je n'aurais jamais osé faire mes dernières déclarations. Ses collègues lui ont dit: "C'est impossible que tout cela soit arrivé. Fais attention, tu risques de te casser la gueule. " Mais quand les aveux sont venus confirmer ces affirmations, ils ont tourné leur veste et affirmé qu'ils s'en étaient toujours doutés . Cela m'exaspère parce qu'au début, tout ce que je disais était pour eux le produit de mon imagination. Lorsqu'en 1990, j'ai reparlé pour la première fois à la police de mon passé, je n'ai rien ose raconter sur les agents qui m'avaient violée. Ils travaillaient toujours là. je me suis contentée de montrer ma répulsion envers eux et de faire comprendre que je ne voulais pas qu'ils assistent aux entretiens. je n'ai osé parler qu'à partir du moment où j'ai habité ici, et encore, après un certain temps. J'ai osé parce que Bumper me croyait et que je lui faisais confiance. Depuis longtemps, je pensais que je devais en parler, du moins donner un signal. J'ai dit à Bumper : "je ne peux pas tout raconter d'une "traite, mais il s'est passé beaucoup plus de choses avec la police." Il m'a répondu: "Il faut que tu gardes cela pour toi jusqu'à ce que tu te sentes mieux, alors tu pourras tout révéler. " La période où "je me sens mieux " signifie pour moi la période où je suis dépressive, car dans ces moments, je souhaite me libérer d'un tas de choses, je révèle alors ce qui me tourmente réellement. Il faut que cela sorte à ce moment précis, il ne faut pas me dire comme l'assistant social de venir mercredi à huit heures, car le moment sera passé et je ne ressentirai plus la nécessité de parler. C'est donc dans une de mes phases de dépression que Bumper a repris l'interrogatoire et que j'ai raconté que j'avais été violée par ces types. Il a dit: "Nous allons également prendre cette affaire en main. " C'est ce qu'il a fait. Il a pris personnellement les dépositions au sujet des bébés à Epe, et a dit à Wolff que le tour de la police ne tarderait pas à venir. Cela les a inquiétés. Pour ces dépositions, il a pris rendez-vous avec un inspecteur de la police judiciaire d'Epe participant à l'enquête. Celui-ci voulait que Bumper lui faxe les déclarations, mais Bumper a refusé. Il tenait à les remettre personnellement entre les mains de celui qui serait chargé de les examiner. Et si celui-ci ne faisait pas son devoir, il s'en chargerait lui-même. L'inspecteur a réagi positivement. Il n'était au courant de rien et avait l'intention de tirer l'affaire au clair. Mais Wolff a dûment fait obstacle, il voulait enterrer le dossier: "Il n'y a aucune urgence, nous avons des choses bien plus importantes à régler." Pour que Wolff ne puisse plus s'interposer, l'affaire a été confiée à deux inspecteurs directement responsables devant le procureur de la reine. Ces deux inspecteurs ont rencontré pas mal de difficultés dans cette affaire, surtout au début. J'ai moimême pu le remarquer. je me rappelle encore les entendre dire, après un de mes récits: "Mon Dieu, ce n'est pas croyable... " Je pouvais lire sur leur visage qu'ils n'avaient encore jamais entendu de pareilles choses. Cela m'a bloquée, j'ai fait un pas en arrière et je n'ai plus rien raconté. Puis ils sont revenus à la charge, ce manège a duré longtemps. Un des enquêteurs a dû arrêter de travailler pendant plusieurs mois, parce qu'il avait pris l'affaire trop à coeur et ne l'avait pas supporté. La plupart d'entre eux ne savaient pas comment me prendre. Par exemple, lorsque j'ai appris que la police avait entrepris des fouilles pour retrouver les cadavres des bébés, je me suis emportée. (Ceux-ci n'ont cependant rien trouvé.) C'était un coup violent. J'étais fâchée parce qu'ils ne m'avaient pas informée de leurs intentions ni de leurs raisons. J'aurais voulu être avertie. J'aurais ainsi pu me faire à cette idée, j'aurais peut-être même voulu les accompagner. J'étais hors de moi. Dans ces cas-là, il ne faut plus rien me dire ni m'approcher de trop près. Ils m'ont demandé plus tard pourquoi je m'étais mise dans une telle colère. Je leur ai dit: "Imaginez-vous qu'un de vos enfants soit enterré à un endroit. Vous êtes certains qu'il est là, même s'il n'existe aucune preuve. Quelqu'un vient creuser un trou à cet endroit, ou bien le responsable du cimetière décide de déplacer la tombe sans vous consulter. Quelle serait votre réaction ?" Et ils ont compris. Depuis , les enquêteurs m'ont tenue au courant des événements qui me concernaient. Ainsi, Marcel m'a appelée lorsque mes parents ont à nouveau été arrêtés. Ma mère a bénéficié d'une libération anticipée en février et est allée immédiatement rendre visite à mon père à la prison de Zutphen. Il avait été placé là parce qu'on ne savait pas où l'incarcérer. Elle se tenait à l'entrée quand mon père est arrivé ; j'ai passé le téléphone à José, l'aide familial, parce que je ne pouvais plus sortir un mot. Quelque chose se brisait littérale-. ment. Une sensation que je connaissais bien. Je suis allée aux toilettes et à partir de ce moment j'ai à nouveau eu mes règles. J'ai saigné pendant trois semaines, je me sentais très affaiblie. Mes règles venaient de se terminer quand Wouter a été arrêté, et elles ont recommencé de plus belle. Les piqûres pour empêcher les saignements ne font qu'empirer les choses : je saigne constamment, cela doit peut-être durer neuf mois. Est-ce l'effet du soulagement ? je n'en sais rien. D'une part, j'espérais enfin savoir ce qui me tenait le plus à coeur: où sont mes enfants, qu'en ont-ils fait, où sont-ils enterrés ? je savais bien que c'était impossible, mais j'avais le sentiment qu'ils me seraient rendus. Si j'apprenais où se trouvaient leurs cadavres, j'aurais le sentiment que, dans une certaine mesure, ils m'étaient rendus. C'était un désir instinctif. D'autre part, j'étais inquiète : qu'avais-je fait ? Allais-je pouvoir le supporter ? Allaient-ils avouer ? Peter, un des inspecteurs, a interrogé mon père. Il a dit plus tard: "Si on me demande un jour de décrire un tortionnaire, je décrirai ton père. " je lui ai demandé pourquoi. Il a répondu: "je ne sais pas pourquoi. Cela tient à la façon dont il se comporte, dont il parle, dont il te regarde, à sa manière d'être complètement versatile. Il peut être tout à fait aimable et d'une seconde à l'autre se refermer totalement. Il ne dit plus un mot et il veut surtout qu'on lui foute la paix. " Je dois beaucoup à l'équipe d'enquête, et si Bumper n'avait pas été là, je ne serais vraisemblablement plus en vie. Il m'a donné le courage de continuer à vivre, malgré les malheurs qui perduraient. Lorsque, juste avant l'été 1993, j'ai appris que Wouter avait permis qu'on abuse de mes enfants alors que je me préparais à m'enfuir, j'en ai eu vraiment assez : je voulais mettre fin à mes jours et Bumper m'en a empêchée. Le service social m'avait proposé des vacances. je pouvais choisir où je voulais aller avec mes enfants, j'ai choisi Port Zélande. Nous y sommes allés un lundi, et le mardi, Marcel m'a appelée. Il a dit: "J'ai besoin de ta signature sur une déposition, sinon nous ne pouvons pas poursuivre Ruud Van Gaais. Es-tu d'accord que je fasse un saut chez toi ? Sinon nous devons le libérer et tout sera à recommencèr." Il était mystérieux: "J'ai encore quelque chose à te dire, mais ne t'inquiète pas, je viens demain. " Marcel est venu le mercredi avec sa femme. Elle s'est absentée avec l'aide familial et les enfants, pour me laisser seule avec lui. je pensais simplement avoir à apposer ma signature, mais la déposition n'avait pas encore été rédigée. Marcel m'a dit: "Tu ne vas pas trouver marrant ce que je vais te raconter. " J'ai répondu: "Ne tourne pas autour du pot; je ne le supporte pas." Alors il m'a raconté que Ruud avait couché avec Barbara. Ruud avait été arrêté pour complicité dans l'enterrement de Patrick. Il l'a avoué et c'est ainsi que l'affaire a commencé. Plus tard, Marcel a appelé à Heerde et il a appris que Ruud avait aussi avoué avoir abusé de Max, et pas un peu. Il avait aussi abusé de Mieke, mais j'ignorais encore ce qui s'était réellement passé. Ils étaient tout au plus deux, trois ou quatre. Ce n'ai plus pu me retenir. J'ai cassé tout ce que je pouvais attraper et il a fallu certainement dix minutes à Marcel pour m'approcher sans que je ne l'agresse. ( .. ) Elle a réagi de façon très émotive. Immédiatement après que je lui eus fait ces révélations, elle a lancé à travers la chambre des objets queue trouvait à portée de main. Elle hurlait que ce n'était pas concevable parce que Mieke n'était qu'un bébé. Elle était hors d'elle. Mes tentatives de la calmer m'ont valu toutes sortes de coups. Ensuite, elle s'est écroulée sur la banquette et a pleuré pendant un moment. Après environ dix minutes, il était à nouveau possible d'avoir quelque contact avec elle. ( .. ) (procès-verbal du 23/6/1993) Plus tard, j'ai appris que mes enfants avaient été violés par Ruud, Gerrit et Alfred Van Gaais et selon eux, en compagnie d'autres personnes. À l'époque, je n'avais rien remarqué. Wouter devait arranger cela quand j'étais sortie pour les collectes. C'est pourquoi il voulait toujours savoir précisément à quelle heure je serais de retour à la maison. Il avait alors le champ libre. Je n'ai jamais eu aucun soupçon. Peut-être les menaçait-il pour les empêcher de me le raconter. Pour Barbara, j'étais déjà au courant depuis longtemps. je l'ai tout de suite mentionné dans ma déposition de 1990. Pour les deux autres, j'avais seulement des soupçons. Mais je ne voulais jamais l'admettre, parce que j'étais convaincue que j'avais pu les protéger. je le soupçonnais à leur façon d'agir, à leur comportement, à leur façon de demander de l'attention; au cours des années, j'ai remarqué un tas de petits détails. Max fait souvent pipi au lit. À l'heure de se coucher, il sort dix fois de son lit : il a peur de s'endormir. Mieke pleure tout le temps. Quand je douche Barbara ou Max, je ne peux jamais voir leurs fesses. Ils crient: "Non, non, non!" Ils sont toujours hystériques au cours de gymnastique. Non pas à cause des exercices, mais de la douche commune. Tout cela doit avoir un rapport avec le passé. Cela engendre des problèmes à l'école, que j'essaye maintenant de résoudre. S'ils ne veulent pas y aller, je ne les oblige pas. J'avais proposé qu'ils rentrent un peu plus tôt à la maison pour prendre une douche rapide et qu'ils retournent ensuite à l'école. Mais la maîtresse n'a pas voulu parce qu'ils manqueraient un bout de la leçon suivante. J'ai dit: "Alors ne vous plaignez pas, c'est simple: pas de gymnastique." Les enfants n'ont jamais parlé et ce n'est pas moi qui commencerai. J'ai peur de les bouleverser, j'attends donc : quand ils en éprouveront le besoin, j'en parlerai avec eux, même si moi aussi je trouve cela difficile. La moindre chose concernant mes enfants me touche profondément. je vois Max, Barbara et Mieke d'abord comme mes enfants, mais je me demande quand même souvent qui est leur père. Chez Max, je reconnais des traits de mon frère. Quand il est fâché, il darde exactement le même regard qu'Adriaan et cela me fait peur. Barbara ressemble au fils de Lakei, je ne peux rien dire à propos de Mieke. Je les regarde souvent et je me pose des questions sur tout. Non pas parce qu'ils me rappellent mon passé ou les clients de jadis,-.mais, est-ce possible, des enfants d'une même famille, ne les aurait-on pas détraqués avec toute cette histoire, n'ont-ils pas attrapé toutes sortes de maladies et comment peut-on le savoir? Lorsque j'ai des problèmes avec Barbara, la pensée qu'elle puisse être de Lakei me gêne énormément. Il est peut-être le plus grand sadique de toute la bande et je me demande si le sadisme est héréditaire. J'ai peur quand je vois par exemple Mieke soulever le chat par les oreilles. je sais bien que beaucoup d'enfants font ce genre de choses, mais quand même... cela me préoccupe beaucoup. Sans mes enfants, je n'aurais pas survécu, mais je deviens dingue en réalisant ce à quoi ils ont tous dû participer. C'est bien plus que ce que j'imaginais. je sais maintenant que Max a été témoin de l'assassinat de Patrick. Nous sommes allés un jour voir le médecin de l'école; il m'a demandé combien de frères et de soeurs avait Max. je trouvais cette question ardue : je peux difficilement énumérer toute la série d'enfants morts; ça prendrait deux heures et je n'en ai aucune envie. J'ai répondu: "Deux petites soeurs." Max a dit: "C'est faux maman, tu as eu plus d'enfants. Il y a aussi le bébé que papa a découpé." J'ai cru que mon coeur s'arrêtait. Je ne savais pas ce que je devais dire au médecin. J'ai ajouté que je n'étais pas capable de répondre, que j'appellerais l'assistant social, j'ai rassemblé en hâte les vêtements de Max et je suis partie. Il doit donc avoir assisté à la scène. Plus tard, il a raconté des choses que, sans cela, il n'aurait pas pu savoir: Maman avait un bandeau sur les yeux, elle était couchée sur le lit, grandpère et grand-mère étaient là. je n'ai plus entendu parler de ce médecin. J'étais d'humeur à vouloir tuer tous les salauds d'Elburg et d'Epe. Les vacances à Port Zélande n'étaient donc pas si géniales, je voulais vraiment mettre fin à ma vie. J'ai écrit dans mon journal ce que Bumper m'avait dit: " Tu ne peux pas t'enfoncer plus profondément que maintenant, donc si tu veux mettre fin à tes jours, je ne te retiens pas, je le comprends tout à fait parce que ce que tu as vécu est lourd à porter pour un être humain. Mais je trouve qu'il est temps de faire un choix: soit tu en finis une fois pour toutes, soit tu décides de t'en sortir pour de bon, avec ce sac de malheurs sur ton dos. Si tu le fais, je te promets de t'accompagner jusqu'à ce que tu puisses marcher seule, ou jusqu'à ce que quelqu'un d'autre en qui tu as confiance prenne ta relève. N'imagine pas te défaire jamais de ce sac, tu dois l'accepter. Tu pourras peut-être, à un certain moment, le ranger quelque part. Tu l'ouvriras alors de temps à autre ; tu en retireras un malheur que tu résoudras, avec ou sans aide. Tu ne pourras vider tout le sac d'un coup, sous peine de te noyer " |