On m'a déjà demandé si je ne m'étais jamais sentie pute. En fait, seulement avec mon père, et peut-être est-ce la chose la plus humiliante de toute mon histoire. Pour lui, j'ai toujours joué à la pute et cela m'est très pénible. Mon père est le seul qui puisse penser aujourd'hui que j'ai quand même trouvé tout cela chouette. Quand j'étais seule avec mon père, je faisais en effet semblant de trouver cela agréable, parce que je n'ai jamais perdu l'espoir de le voir parler à nouveau avec moi comme le jour où j'ai voulu quitter le home pour enfants; l'entendre dire qu'il m'en retirerait, qu'il me sauverait encore une fois. Mais on n'a jamais parlé: il baisait et foutait le camp. Je continuais à espérer. Savez-vous ce que je trouve le plus grave? C'est d'avoir dit, même quand nous baisions, que je l'aimais, pour ainsi l'avoir à moi. Il a à peine réagi, il a dit qu'il le savait bien et a continué. Je pense que cette humiliation restera très longtemps dans ma mémoire. Avant Elburg et à Elburg, j'étais seule avec mon père en moyenne une fois par semaine. Au Laarenk et rue Martin Luther King, quand ma mère était à l'hôpital, il venait chaque nuit. Aucun client ne venait, seulement mon père et Adriaan. Si des clients appelaient, mon père disait: "Je ne m'en occupe pas. Tu régleras cela avec Dinie quand elle sera de retour. " C'était sa protestation secrète, je pense. C'est ainsi qu'un tas de clients habituels ne sont plus venus, mais il y en avait toujours des nouveaux qui les remplaçaient. Ma mère est souvent allée à l'hôpital, pour son asthme, pour son ablation de l'utérus, pour son coeur. À Vaassen, elle est allée plusieurs fois par an à l'hôpital. Ensuite, pendant quelques années, sa santé s'est améliorée, puis elle a dû à nouveau être examinée, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. J'allais à l'hôpital à moto avec mon père. Nous apportions un poulet. Elle en était folle. Nous devions d'abord passer à la cafétéria de Vaassen parce que, d'après elle, on y trouvait ce genre de bon poulet. Ensuite, nous allions à Apeldoorn. Là, elle s'empiffrait. J'attendais toujours qu'elle s'étrangle avec un petit os. Ils ont volé ma jeunesse et tué mes enfants. C'est cela le plus grave. Mais quand je regarde en arrière, la plus grande humiliation est qu'ils m'aient toujours traitée comme une chose, comme une machine. Je n'étais rien. Évidemment, il y a eu d'innombrables moments dans ma vie qui ont dû vous faire penser: mais tu as eu des occasions... Par exemple: si j'étais restée dans le home pour enfants, j'aurais mis fin à cette histoire... Si, si, si: on dit cela après coup. À ce moment-là, je ne pouvais pas me permettre de telles idées. Si j'y avais songé sérieusement, je ne m'en serais de toute façon pas sortie. Je pouvais tenir debout seulement en ne, pensant ni à la veille ni au lendemain. Quand j'y repense, j'ai eu beaucoup d'occasions de partir, comme à Brummen. Mais ils étaient mes parents et je continuais à espérer. " On remarque souvent que les victimes d'une telle violence ne s'échappent pas, même si l'occasion se présente. C'est le syndrome du rat qui ne sort pas de sa cage même si les portes sont ouvertes. Cette sorte de " désespoir acquis " est dû au fait de ne pas avoir été cru depuis sa plus tendre enfance. " (professeur Van der Hart) Je ne pouvais rien faire d'autre que continuer. Il n'y avait de toute façon pas d'issue. Personne ne me croyait. À qui ne l'avais-je pas raconté ? Mes amis, le directeur d'école et un professeur de l'école d'agriculture, le directeur de l'école d'enseignement ménager à Apeldoorn, les professeurs, le centre d'accueil pour les jeunes délinquants sociaux, Riet, la Protection de la jeunesse, la police, le professeur de danse, etc, etc. personne ne me croyait de toute façon. Comment pouvais-je encore penser que le sort en avait décidé autrement pour moi ? Pensez-vous que les voisins ne m'ont jamais entendue hurler? Que personne ne soupçonnait ce qui se passait à la maison ? Ce n'est pas que les gens ne pouvaient pas y croire, c'est qu'ils ne voulaient pas y croire. Es ne voulaient pas penser, parce que quand on pense, on doit aussi intervenir. Il y a deux ans, j'ai donné une interview à un journal national. J'ai alors raconté à ma façon et avec mes mots. Le rédacteur en chef a dit qu'on ne pouvait pas publier cela. Le contenu a été remanié, mais le texte ne convenait toujours pas. C'était "vraiment épouvantable", cela "ne pouvait pas être vrai", alors que mes parents avaient déjà été condamnés. Mais le lendemain, finalement, le texte a été reproduit intégralement. Il se peut aussi qu'on ait coupé court à la rumeur parce que même la police avait trempé dans l'affaire. Il y a peut-être eu des voisins pour déclarer qu'ils m'avaient entendue hurler., mais la police aura répondu qu'elle avait déjà effectué un contrôle, qu'elle nous avait interrogés et que nous étions des gens normaux. Les seules personnes qui auraient pu me tirer de là étaient les clients. Si jamais quelqu'un - un bon policier par exemple - s'était fait passer pour ce genre d'individu dans le but de découvrir la vérité, j'aurais immédiatement lâché l'information, à condition de M'avoir inspiré totalement confiance et de m'avoir promis de m'emmener tout de suite avec lui. Mais je pense que je n'aurais jamais eu confiance. J'aurais pensé que c'était un nouveau truc pour me provoquer et pouvoir me faire un coup encore plus vicelard. C'est une équipe de sécurité qui aurait dû venir m'enlever. J'éprouve des sentiments partagés. Il y a quelques années encore, je me disais : ils restent mes parents, je les aimerai toujours, même s'ils ne m'aiment pas. Maintenant, j'en viens même à vouloir creuser leur tombe. Vous pouvez vous dire qu'ils sont malades ou fous. Mais comment pouvaient-ils alors se comporter si correctement face au monde extérieur ? Peut-être mon père voulait-il jouer ce rôle à la maison parce qu'il était très soumis dans son travail; peut-être aussi faisait-il son travail de son mieux pour que chacun dise du bien de lui, pendant qu'à la maison ma mère le forçait à faire ces horreurs. Rien n'était pire que le caractère de ma mère. Elle est une sorte de tortion naire; la police judiciaire dit la même chose de mon père. J'espère qu'Adriaan pourra encore faire quelque chose de sa vie. Il est libre. Il habite et travaille comme boucher quelque part dans le sud du pays. je ne sais pas exactement où, mais c'est peut-être mieux ainsi. Parfois je me dis que je lui ferais éclater la cervelle si je le voyais. Il vient d'être à nouveau interrogé, mais il n'a pas voulu témoigner contre mes parents. Il était très agité et angoissé, mais il a fait appel au droit d'exemption: rien n'oblige à témoigner contre sa famille, il s'est donc abstenu. Il a dit qu'il ne voulait plus être mêlé à tout cela. Mais bien sûr il sait tout: les meurtres d'enfants, les policiers qui venaient à la maison comme clients, tout. Quel froussard! J'éprouve un énorme désir de vengeance à son égard. Peut-être que, dans le passé, ce désir m'a fait tenir debout. J'ai si souvent pensé : il viendra un moment où vous me paierez tout ce que vous m'avez fait. Dans quelques années, ils seront libres et que vont-ils faire alors ? J'énumère souvent dans ma tête toutes sortes de plans de vengeance. J'imagine que je leur fais sauter la cervelle lors d'une audience. Je voulais en fait descendre toute la bande; ensuite je me disais que je ne voulais pas être aussi mauvaise qu'eux et j'abandonnais. Je suis si souvent préoccupée par mon passé que j'ai à peine le temps de penser à mon avenir. J'ai suivi un cours par correspondance pour être assistante de manager d'entreprise. je collectionnais les meilleures notes. Il me restait quatre leçons avant mon examen, mais je n'ai pas pu aller jusqu'au bout. À la seule pensée de passer un examen au milieu de plein de gens, je deviens nerveuse et je déclare forfait. C'est bien dommage, parce que selon le test d'aptitude, je pourrais aller à l'université. Ah! Ah! quelle idée; quelle foutaise. On m'a toujours dit que je n'étais bonne à rien, que je ne faisais rien de bon, que j'étais une incapable. Que ferais-je donc à l'université ? L'intelligence "performale " de Yolanda - l'intelligence inneé - est d'un niveau universitaire. Cela transparaît dans un test de personnalité effectué par deux psychologues de l'université de Leiden sur ordre du juge d'instruction. Celui-ci voulait savoir si sa personnalité n'avait pas été endommagée au point qu'elle ne soit plus en état de faire des déclarations dignes de foi. Lenquête révèle que sa notion du temps dans les situations de stress est perturbée. Cela veut dire qu'elle ne sait plus précisément quand et avec qui quelque chose s'est passé. Son intelligence "verbale " - à mettre en relation avec l'éducation et la formation - est en retard à cause d'une négligence pédagogique. " Cela ne tient pas du miracle. L'enquête confirme ce que je savais déjà : elle est très intelligente et peut faire des études universitaires. Son salut réside peut-être pour une part en cela. " (M. Oosterhuis-Smits, avocat de Yolanda) Le directeur de l'équipe de recherche participait aussi à l'enquête. je devais par exemple, en un temps déterminé, reconstituer un bateau ou une girafe avec les morceaux d'un puzzle. J'ai réussi, mais il n'a pas pu en tirer quoi que ce soit. Après coup, j'enrgeais: "Tu n'es donc pas digne de confiance." L'enquête a révélé aussi que j'ai un bon contact avec les enfants. Peut-être pourrais-je devenir obstétricienne, c'est ce que je veux depuis longtemps. Ou peut-être pourrais-je suivre des cours d'assistante sociale, ainsi, je pourrais faire quelque chose pour les victimes de l'inceste. Si quelqu'un peut se mettre à leur place, c'est bien moi. Si je remarquais qu'une femme a des grossesses répétées, je l'écouterais jusqu'au bout... d'une manière correcte ! J'essayerais d'établir un si bon contact avec elle que je connaîtrais tout de sa situation à la maison. J'aimerais aider les femmes auxquelles il est arrivé la même chose qu'à moi, les femmes qui ne sont pas crues; il y en a peutêtre beaucoup qui ne peuvent pas comprendre ce qu'elles vivent. Je pense que j'ai développé des antennes pour détecter les victimes de l'inceste. L'abus d'enfants, je le pressens très rapidement. Dans la classe de Max, je suis presque convaincue que deux filles sont victimes de mauvais traitements. J'avais fait leur connaissance à l'occasion du service de surveillance à l'école. Le premier signe était qu'elles se repliaient toujours sur elles-mêmes quand je venais vers elles, et qu'elles n'osaient jamais parler de ce qui se passait chez elles alors que les autres le faisaient. Pendant le repas, elles étaient toujours craintives et regardaient tout ce qui se passait. Pendant la récréation, l'une d'entre elles a dit: "Ce soir, je dois à nouveau aller au lit avec papa." Elle l'a dit comme cela, pendant qu'elles jouaient, et au milieu du chahut de cinq enfants, je n'ai entendu que cette petite phrase. Ce n'est quand même pas un langage pour une petite fille de sept ans. J'ai appelé un médecin de confiance et mon médecin traitant, je l'ai signalé à l'école et personne n'a rien fait. Cela me rend furieuse mon passé refait surface comme du lait bouillant. Nom de Dieu, c'était comme si mon passé se répétait devant mes yeux! Ils m'ont répondu qu'ils devaient d'abord avoir plus de preuves. Quand un enfant dit spontanément qu'il doit aller au lit avec son père, on ne reste pas à ne rien faire ! je retrouve alors mon sentiment d'impuissance. La seule chose que je puisse faire, c'est de les laisser jouer le plus possible ici; au moins il ne peut rien leur arriver. Je veux être obstétricienne parce que j'aime les enfants, et parce que je trouve qu'on ne peut retirer son bébé à quelqu'un. Là, j'interviens au début du processus: si quelque chose arrive, je peux l'empêcher. je pourrais aussi travailler à la police judiciaire, mais là c'est déjà trop tard. je peux en outre mettre sur pied une association pour les victimes d'inceste, pour qu'elles puissent être écoutées jour et nuit et que je puisse appeler la police si quelque chose ne tourne pas rond. J'aurais donc trois occupations. Mon rêve est de créer un refuge pour les victimes d'inceste où elles puissent être écoutées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Écouter les victimes d'inceste et leur dire continuellement: "Je te crois, je te soutiens ", c'est le plus important, je pense. On ne le dit jamais assez. Si j'apprends qu'il est arrivé quelque chose à quelqu'un, je ne le renverrai jamais, même s'il revient me voir des milliers de fois. Je veux une maison à moi, de préférence une vieille fermette avec beaucoup d'animaux, beaucoup d'enfants , des gens qui vont et viennent pour causer, une porte toujours ouverte pour ceux qui en ont besoin et un chien de garde pour chasser les indésirables. Que dis-je, un chien de garde ? Six chiens de garde! Je peux aussi bien vivre seule. je regarde par la fenêtre une rangée de grands arbres. Je n'aime pas quand ils sont nus ; tout paraît plus grand et je me sens moins en sécurité. Parfois je rêve de partir loin, très loin de tout le monde. je partirais de préférence avec mes enfants là où on ne peut pas me comprendre et où on doit se soucier soi-même de ses moyens de subsistance. J'ai une amie à Ouagadougou. je vais peut-être y aller, parce que parfois je me dis que je ne pourrai jamais me libérer de mon passé. Le passé ne nous quitte jamais. Quand les enfants ne sont pas là, je m'assois sur un banc et je réfléchis. Ou bien je marche des heures dans l'espoir d'être ainsi libérée, mais mon passé me rattrape toujours. Regardez, il pleut à nouveau. J'aime la pluie ; le beau temps me déprime. Il faut mettre des vêtements d'été et être joyeux. Cela ne me convient pas encore, je trouve cela pénible. Je ne sors jamais, mais j'aime marcher le long de la plage dans la tempête et la pluie. Quand je rentre chez moi, je me sens vraiment très bien. Quand il pleut, je peux être moi-même. Oui, moi-même... qui est-ce en fait? Qui suis-je ? Mon moi n'a jamais existé. Ce n'est que ces dernières années qu'il a reçu un visage et une voix. Jusqu'il y a peu, j'étais une poupée sans volonté, je faisais tout, je laissais tout me passer dessus. Cette dernière année, j'ai beaucoup changé : maintenant, je sais ce que je veux et ce que je ne veux pas, grâce à un tas de gens - comme Bumper et Marcel - qui me soutiennent au moment où je sombre à nouveau dans mes vieilles habitudes et qui ne m'enfoncent pas. Comme à propos de l"alliance " : c'était bien sûr rudement idiot de ma part, mais heureusement ils ne m'ont pas laissé tomber. Donc, qui suis-je ? Avant je ne disais jamais "je". C'était toujours " nous ". je ne disais pas : "Je vais à la maison ", mais "Nous allons à la maison ". Je n'étais pas seulement la fille qui était couchée là sur le lit, mais aussi celle qui regardait d'un coin de la chambre. je me suis souvent demandé qui j'étais vraiment. je pense que je le sais de temps en temps: je suis la fille qui regarde du coin de la chambre. Ou un mélange de l'esprit de la fille dans le coin et du corps de celle allongée sur le lit. Cela restera "nous " jusqu'à ce que cette souffrance en moi disparaisse à jamais, peut-être quand les deux filles que je suis se rejoindront. La nuit, je suis réveillée. Parfois je regarde la télé. Parfois, je l'éteins et je regarde dehors les lumières des voitures qui passent. De temps à autre, je pense que ma vie vaut encore la peine d'être vécue. C'est souvent grâce à mes enfants. Par exemple, si après une dispute je les vois se réconcilier. Quand je n'arrive pas à dormir, je m'assois souvent près de leur lit pour les regarder dormir. C'est si beau. |